D’emblée, le livre de Philippe Jalbert [1] introduit le lecteur aux enjeux du regard, par l’entremise de deux yeux en couverture, l’un appartenant à un personnage féminin, l’autre à un animal. Puis le lecteur est dérouté par la succession d’images, ne sachant à quel personnage, du Loup ou du Petit Chaperon rouge, elles se réfèrent. Il lui faudra découvrir que la page de gauche correspond au point de vue du Loup et celle de droite à celui de la fillette. Les dessins en noir et blanc sont soignés avec des touches de couleur rouge, le capuchon de l’enfant et l’iris des yeux de l’animal. La construction de l’album plonge le lecteur dans la question du regard, ainsi que dans la vie intérieure de l’un et l’autre des protagonistes par la médiation de leur discours.
Au fur et à mesure que le Loup regarde le capuchon rouge de la fillette, sa recherche de jouissance augmente ; une série de mots sans sujet traduisent son calcul pour mieux piéger sa proie : « Faim, Écouter. Flairer. Là en chasse… Arriver avant elle. Courir. Inspirer. Expirer. Inspirer… Faim… ».
Tandis que le lecteur est témoin de la tactique du Loup qui n’est que pulsion, il découvre progressivement le changement de position du Chaperon rouge. Cette dernière quitte la maison maternelle, avec insouciance, en fredonnant À la claire fontaine. En cours de chemin, elle rencontre le Loup et elle voit sa tête, peu amène, aux yeux rouges. Bien qu’elle connaisse la dangerosité de la situation, ambivalente, elle s’aventure à dire au Loup : « À bientôt, peut-être. » Si son imaginaire prend la forme d’un amour perdu, conformément à la chansonnette, elle n’anticipe pas le réel qui l’attend.
L’histoire prend fin dans la maison de sa grand-mère avec le drame où on l’entend crier : « Au secours ! » devant la gueule ouverte du loup. L’album se clôt sur deux pages sans dessins, sans textes, uniquement colorées, l’une rouge, l’autre noire, laissant le lecteur sans mots, face à l’expérience terrifiante de la dévoration.
Contrairement aux contes traditionnels du Petit Chaperon rouge [2], Dans les yeux n’offre rien à l’enfant-lecteur pour médiatiser la pulsion. Quel est sur lui l’impact de la lecture de cet album ? La pulsion n’a donc pas d’autre issue que celle de la destruction ? Rien ne lui est proposé pour qu’il invente un dénouement singulier aux enjeux de la pulsion de mort présents tant chez lui que chez l’autre. L’absence de voile sur la stratégie sadique du loup, le déni du danger pouvant entraîner la mort et l’omniprésence de la mise en scène du regard en font un livre qui reprend des enjeux contemporains. La violence de cet album réside dans le fait qu’il laisse l’enfant sans stratégie pour apprendre à faire avec ce à quoi il peut être confronté [3].
[1] Jalbert P., Dans les yeux, texte et illustrations de P. Jalbert, Ed. Gautier Languereau, 2017.
[2] Dans la version des frères Grimm, le Chaperon rouge remplit le ventre du loup de pierres une fois qu’il en est sorti grâce à l’intervention du bûcheron. De plus, il s’agit davantage de la délectation anticipée du prédateur que de la stratégie qui est exposée : « Un fameux régal, cette mignonne et tendre jeunesse ! Grasse chère, que j’en ferai ». http://chaperon.rouge.online.fr/grimmfr.htm
Perrault, Ch., Conte du Petit Chaperon rouge, http://chaperon.rouge.online.fr/perraultfr.htm
[3] Cf. Morel F. et Bizouerne G., Les Histoires du Petit Chaperon rouge racontées dans le monde, Syros, 2008.