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L’enfant méchant

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Hier j’é­tais chez ma tati
Disant « bon­jour », disant « merci »
Disant « par­don » et « s’il vous plaît »
« Es-tu d’accord ? » j’ai demandé,
Et tout d’un coup, je ne sais d’où
l’enfant méchant m’est venu,
et j’ai crié
« T’es nulle ! »

Maman a rou­gi, puis m’a dit
« Gad, honte à toi ! C’est horrifique ! »
Et papa : « quoi de pire qu’un bébé au CP ?
Ça ne me fait pas rire ».
Comment expli­quer que ce n’est pas moi
Que c’est l’en­fant méchant qui m’est ren­tré dedans,
Qui entre en moi tou­jours sans crier « gare »
L’enfant méchant.

Hier, j’ai joué avec Hermione
Je lui ai don­né ma voi­ture et mon avion
Je l’ai lais­sée prendre ma bille
La rouge, la brillante, la plus habile.
Et puis je ne sais même plus comment,
L’enfant méchant, d’un coup, m’est ren­tré dedans,
Alors je l’ai pous­sée, elle est tombée.

Sa maman s’est fâchée, elle a dit :
« Quelle petite brute ! C’est à ne pas croire ! »
Sa mamie est sor­tie et elle a dit :
« Cesse de pleu­rer, tout le monde le sait, Gad est un enfant méchant »
Alors j’ai hur­lé : « ce que t’es chiante ! »
Vraiment, c’est terrible,
Ils ne com­prennent rien
C’est l’enfant méchant qui m’est ren­tré dedans

Va‑t’en ! Je l’ai supplié
Tout ce que je veux, c’est le chasser.
J’ai tout essayé, c’est tout ce qui me reste,
Je ne sais plus quoi faire de cet enfant méchant…
Peut-être que,
Quand j’aurai grandi
Il me lais­se­ra tranquille,
Une fois pour toutes ?

Léa Goldberg tra­duit par Noa Farchi

On ne peut pas anti­ci­per l’insulte, le geste violent ou le cri, ni les maî­tri­ser comme le voca­bu­laire de la poli­tesse. Léa Goldberg nous donne à lire dans ce poème com­ment la vio­lence fait effrac­tion pour l’enfant comme pour l’Autre : au moment où la vio­lence sur­git, le rythme du récit de Gad est cas­sé, il n’y a plus rien qui rime. Mais si cette vio­lence le rend étran­ger à lui-même, elle lui est aus­si intime, car elle vient en lui et s’impose dans son corps propre. Gad ne le nie pas, il en est angoissé.

« L’angoisse, qu’est-ce que c’est ? C’est ce qui, de l’intérieur du corps, ex-siste quand quelque chose l’éveille, le tour­mente. »[1]Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « RSI », leçon du 17 décembre 1974, Ornicar ?, n°2, mars 1975, p. 104. La poé­tesse nous parle de ces moments d’angoisse, que nous pou­vons poser sur la grille des trois registres : le sym­bo­lique, l’imaginaire et le réel.

- Premièrement : le dis­cours dont l’enfant est for­cé de s’habiller le serre de trop près, sans qu’il puisse s’en ser­vir. Donc, ça explose.

- Deuxièmement : le gar­çon se trouve avec la fille sur un axe ima­gi­naire, quand il lui fait un don pour se lier à elle. Comme Freud le dit : « Le but d’Éros est tou­jours d’établir des uni­tés plus grandes, donc, de conser­ver : c’est la liai­son. »[2]Freud S., « Théories des pul­sions », Abrégé de psy­cha­na­lyse, Paris, P.U.F., 1975. p. 8. Dans ce cas, on peut se deman­der pour­quoi l’autre mou­ve­ment de la pul­sion sur­git, celui qui brise et détruit les rap­ports. N’est-ce pas à cause de l’objet inves­ti qui va et vient comme la bille ou la voi­ture, et qui perd ce carac­tère du fait du don ? Ainsi, c’est le don lui-même qui est l’opérateur de la perte, non seule­ment de l’objet, mais aus­si de l’enfant. De char­mante et sédui­sante qu’elle était, la petite fille devient dévo­rante, vorace.

- La troi­sième effrac­tion, la vio­lence de la révolte[3]Miller J.-A., « Enfants Violents », Après l’enfance, Paris, Navarin, coll. La petite Girafe, 2017., appa­raît jus­ti­fiée. C’est une vio­lence à la nomi­na­tion, au rabais­se­ment que l’adulte se per­met d’exercer sur l’enfant. « Tout le monde le sait, tu es… ». Or, cette nomi­na­tion peut tuer. Alors ça, non !

Lea Goldberg (1911–1970), est née à Kaunas (Lituanie). Durant la pre­mière guerre mon­diale, la famille erre d’un vil­lage à l’autre. Une scène trau­ma­tique a lieu à la fin de la guerre, au moment du retour dans sa ville natale. Son père est arrê­té sous un pré­texte qui fait signe dans un régime tota­li­taire : il porte des bottes jaunes, a le teint rouge. Les sol­dats l’accusent d’être com­mu­niste. Pendant dix jours, ils vont simu­ler une scène d’exécution, qui n’a fina­le­ment pas abou­ti. Le dixième jour, la mère tente de libé­rer le père, et laisse Léa – âgée de huit ans – seule, dehors, jusqu’à son retour le soir. Léa décrit ain­si cette expé­rience  : « Il n’y avait per­sonne autour de moi. Rien que des champs ras. Des sol­dats pas­saient de temps à autre, pour­sui­vant leur che­min, sans me tou­cher. Les heures se sont écou­lées, la nuit est tom­bée. Une peur effrayante s’est levée du fond des champs. Et je n’ai pas pleu­ré. Je n’avais pas peur des ani­maux sau­vages. J’ai eu peur de l’homme et de son absence. J’avais huit ans, et j’ai su que le mal vient de l’homme et de l’abandon. Mes pieds étaient gelés, ma tête brû­lait. Quand les étoiles ont brillé dans le ciel, maman est reve­nue. Elle m’a trou­vée seule dans le champ, assise. J’avais gar­dé les valises. »[4]Goldberg L., « Literary Journals : Selected jour­na­lis­tic articles », Sifriat Poalim, 2016.

Le retour à la mai­son avec ses parents n’apporte pas la sécu­ri­té de la cel­lule fami­liale. Le père s’abîme dans une crise psy­cho­tique, la mère s’absente pour tra­vailler. À huit ans, Léa reprend le che­min de l’école, elle apprend l’hébreu en six mois et à dix ans, elle écrit son jour­nal intime en hébreu. Plus tard, elle rêve­ra d’établir « la mai­son de l’hébreu », où elle veut être « la reine des mots »[5]Goldberg L., « Léa Goldberg’s Diaries » Ed. R. et A. Aharoni, Sifriat Poalim, 2005.. Elle émigre en Palestine man­da­taire en 1935.

Léa Goldberg ne s’est jamais mariée, elle n’a pas eu d’enfant. Si cette issue vers le monde des mots dans une langue qu’elle a réin­ven­tée par sa poé­sie ne la sauve pas de la soli­tude, elle lui rend un accès à l’enfance par la re-création d’expériences infan­tiles, car elle sait, de son savoir propre, que gran­dir est une pro­messe de changement.

C’est ce sur quoi le poème se ter­mine. Nous pou­vons nous per­mettre d’y ajou­ter un éclai­rage théo­rique : si, « au moment où le sujet va pas­ser à l’acte, il y a la dimen­sion d’angoisse qui pré­cède »[6]Miller J.-A., « L’Orientation laca­nienne. Le lieu et le lien », ensei­gne­ment pro­non­cé dans le cadre du dépar­te­ment de psy­cha­na­lyse de l’université Paris VIII, cours du 14 mars 2001, … Continue rea­ding, il est pos­sible qu’en gran­dis­sant, dans cette « ten­sion entre le désir et l’acte »[7]Ibid. à laquelle l’angoisse est cor­ré­lée, le sujet par­vienne à parier sur son désir.

Noa Farchi

Notes

Notes
1 Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « RSI », leçon du 17 décembre 1974, Ornicar ?, n°2, mars 1975, p. 104.
2 Freud S., « Théories des pul­sions », Abrégé de psy­cha­na­lyse, Paris, P.U.F., 1975. p. 8.
3 Miller J.-A., « Enfants Violents », Après l’enfance, Paris, Navarin, coll. La petite Girafe, 2017.
4 Goldberg L., « Literary Journals : Selected jour­na­lis­tic articles », Sifriat Poalim, 2016.
5 Goldberg L., « Léa Goldberg’s Diaries » Ed. R. et A. Aharoni, Sifriat Poalim, 2005.
6 Miller J.-A., « L’Orientation laca­nienne. Le lieu et le lien », ensei­gne­ment pro­non­cé dans le cadre du dépar­te­ment de psy­cha­na­lyse de l’université Paris VIII, cours du 14 mars 2001, inédit.
7 Ibid.

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