Le cinéma, dès les années 1980, nous montre un monde prenant, avec le développement sans limite de la science et la création de nouveaux objets, une autre tournure : ça ne tourne plus comme avant.
Une série télévisuelle explore ce « nouveau monde » et nous porte au joint béant du réel et de l’imaginaire, que Lacan situait dans son Séminaire Le sinthome comme un vrai trou[1]. Il s’agit de Stranger Things[2] explorant l’impact sur le vivant d’un dérèglement des discours plus ou moins établis, déchaînant à l’occasion un réel sans loi. Ce réel affleure à chaque instant dans cette série. Le propos est vif, joyeux, et déroutant : les personnages y sont extrêmement attachants, passionnés, liés par des sentiments d’amour ou d’amitié très forts, hors-normes, violents et tendres à la fois.
Nous sommes au début des années 1980, dans une petite ville américaine de l’Indiana, Hawkins. Le premier épisode commence par une évocation amusante du roman de J.R.R. Tolkien Le seigneur des anneaux[3] ; on y voit en effet quatre enfants de 12 ans, Mike, Dustin, Lucas et Will s’adonner à un jeu de rôles où les monstres de Tolkien font les délices d’une génération dans laquelle les repères symboliques marqués par le père n’existent plus. La mise en abîme d’une violence tapie dans l’ombre est à cet effet remarquablement réalisée ; violence angoissante à l’occasion, mais nous impliquant d’emblée, de façon subtile, dans le sujet de la série. Le jeune Will, personnage un peu lunaire, est enlevé mystérieusement par une chose invisible, passant ainsi de « l’autre côté » d’une surface de Moebius. Will est présenté comme un objet à la dérive, désespérant d’une place dans un monde vacillant. Surgit alors soudainement un cinquième personnage, que j’appellerai l’une en plus : une jeune fille dénommée Eleven dont le numéro est tatoué sur la peau. Tueuse à l’occasion, dotée d’un pouvoir sans limite, elle s’est échappée d’un laboratoire où elle était l’objet d’expériences commanditées par son père. C’est là en effet que tout commence et qu’un réel se déchaîne, trouant le monde.
Face à un ennemi redoutable et sans figure, Eleven,Dustin, Lucas et Mike prennent alors la ferme décision de retrouver leur ami Will. On notera au passage le rôle de trois personnages importants quant au nœud de l’intrigue : la mère de Will, Joyce Byers, femme résolue, le fidèle shérif Jim Hopper, pris dans un deuil douloureux, et Brenner, le père d’Eleven incarnant, lui, une science devenue folle.
Le parti pris des scénaristes est de mettre un accent singulier sur la façon dont les jeunes sujets peuvent, par un usage de la fiction et des semblants, donner corps à une jouissance hors-sens, non bornée par la fiction d’un père idéal. La série montre en quoi le symptôme fait fonction de limite et nous donne à cet égard sur le vivant et le corps une réflexion saisissante. La seconde saison explorera ce réel topologique de l’espace d’une façon renversante.
[1] Lacan J., Le Séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 134.
[2] Série créée par les frères Duffer, sortie en 2016, comptant deux saisons et dix-sept épisodes remarquables. À voir et revoir.
[3] Film porté à l’écran par Peter Jackson en 2001 dans une trilogie mémorable.