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Orientation

En direction de l’adolescence

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Je viens, comme tous les deux ans, pro­po­ser une orien­ta­tion de tra­vail pour la pro­chaine Journée de l’Institut psy­cha­na­ly­tique de l’enfant. Je pro­pose que l’Institut et ceux qui par­ti­cipent à ses recherches s’intéressent à l’adolescence. Ce n’est pas un titre, il revien­dra à la direc­tion de l’Institut de le for­mu­ler, mais c’est une direc­tion. Je pro­pose de pen­ser en direc­tion de l’adolescence.

L’adolescence, une construction

La défi­ni­tion de l’adolescence est contro­ver­sée. On peut prendre bien des pers­pec­tives sur celle-ci, elles ne se recouvrent pas. Il y a l’adolescence chro­no­lo­gique, il y a l’adolescence bio­lo­gique, il y a l’adolescence psy­cho­lo­gique, dans laquelle on peut dis­tin­guer l’adolescence com­por­te­men­tale et l’adolescence cog­ni­tive, il y a l’adolescence socio­lo­gique, il y a même l’adolescence esthé­tique ou artis­tique – nos col­lègues de Rennes viennent de publier un ouvrage sur le non-rapport sexuel à l’adolescence à par­tir du théâtre et du ciné­ma [1]Page Ch. & Jodeau-Belle L., Le non-rapport sexuel à l’adolescence. Théâtre et ciné­ma, Presses uni­ver­si­taires de Rennes, 2015..

Toutes ces défi­ni­tions ne se super­posent pas exac­te­ment. Ce que l’on peut dire d’une façon géné­rale, c’est que l’adolescence est une construc­tion. Et dire aujourd’hui d’un concept qu’il est une construc­tion  emporte tou­jours la convic­tion, puisque l’esprit de l’époque, c’est que tout est construc­tion, que tout est arti­fice signi­fiant. Cette époque, la nôtre, est très incer­taine quant au réel. Il m’est arri­vé de dire que c’est une époque qui nie volon­tiers le réel, pour n’admettre que les signes, qui sont dès lors autant de sem­blants. L’originalité de Lacan a été d’articuler le couple « sem­blant » et « réel ». Et aujourd’hui, quand on parle de réel, il y a très sou­vent une filia­tion avec le dis­cours de Lacan, avec l’accent qu’il a mis, lui, sur le réel.

Dès lors que l’adolescence est une construc­tion, rien n’est plus aisé que de la décons­truire. C’est ce que fait avec un entrain com­mu­ni­ca­tif un psy­cho­logue amé­ri­cain dénom­mé Robert Epstein, qui est en même temps jour­na­liste – il a été rédac­teur en chef de Psychology today. Sans avoir une connais­sance directe de son ouvrage, paru en 2007, les textes qu’on lit sur inter­net à son pro­pos indiquent que c’est visi­ble­ment quelqu’un qui aime bien prendre les choses à contre-courant. Sa thèse, pas sotte du tout, est que nous créons l’expérience ado­les­cente d’aujourd’hui en empê­chant les ado­les­cents – plus pré­ci­sé­ment, en anglais, les tee­na­gers, de thir­teen à nine­teen, de treize ans à dix-neuf ans, nous dirons « les ados » – d’être ou d’agir comme des adultes. Il remarque que, dans l’histoire de l’humanité, les ados étaient bien davan­tage consi­dé­rés comme des adultes. Ils vivaient avec des adultes et ils pou­vaient les prendre comme « modèle » – puisque ce terme est une caté­go­rie de la psy­cho­lo­gie. Alors que main­te­nant, nous fai­sons vivre les ados entre eux, iso­lés des adultes et dans une culture qui leur est propre, où ils se prennent les uns les autres pour modèle. Ce sont des cultures qui sont sujettes à des modes, à des embal­le­ments, etc.

De fait, il n’est pas sûr que l’adolescence ait exis­té avant le xxe siècle. Alors son livre s’appelle : The case against ado­les­cence. Rediscovering adult in eve­ry teen – Contre l’adolescence. Redécouvrir l’adulte dans chaque ado. C’est un slo­gan sympathique.

En psychanalyse, qu’est-ce que l’adolescence ?

À vrai dire, il me semble que l’on s’occupe, en psy­cha­na­lyse, essen­tiel­le­ment de trois choses.

La sor­tie de l’enfance

On s’occupe, pre­miè­re­ment, de la sor­tie de l’enfance, c’est-à-dire du moment de la puber­té [2]Freud S., « Les méta­phores de la puber­té », Trois essais sur la théo­rie de la sexua­li­té, Folio essais, 1989., moment bio­lo­gi­que­ment et psy­cho­lo­gi­que­ment attes­té. C’est ce que Freud aborde dans le der­nier des Trois essais sur la théo­rie de la sexua­li­té, essai qui s’intitule « Les méta­mor­phoses de la puber­té ». Voilà un texte qui sera une des réfé­rences d’orientation pour la 4e Journée de l’Institut de l’Enfant, uti­li­sable dans tout le champ qui concerne l’enfance. C’est aus­si le moment de l’entrée en ligne de compte, par­mi les objets du désir, de ce que Lacan a iso­lé comme le corps de l’Autre.

La dif­fé­rence des sexes

Deuxièmement, on s’intéresse à la dif­fé­ren­cia­tion sexuelle telle qu’elle s’entame dans la période puber­taire et post-pubertaire. Pour Freud, la dif­fé­rence des sexes telle qu’elle se confi­gure après la puber­té est sup­pri­mée pour la durée de l’enfance – c’est une curieuse façon de s’exprimer. Et il écrit cette phrase, qui lui a valu une cer­taine vin­dicte de la part des mou­ve­ments fémi­nistes, que « la sexua­li­té des petites filles a un carac­tère entiè­re­ment mas­cu­lin ». Freud note cepen­dant, en pas­sant – pour lui, c’est une note pré­li­mi­naire, ensuite il va à l’essentiel – mais il note tout de même, qu’il y a des « pré­dis­po­si­tions, recon­nais­sables dès l’enfance », à la posi­tion fémi­nine et à la posi­tion mas­cu­line. Il remarque à cet égard que les inhi­bi­tions de la sexua­li­té et le pen­chant au refou­le­ment sont plus grands chez la petite fille. La petite fille se montre plus pudique que le petit gar­çon. Il sou­ligne – c’est plu­tôt la voie que Lacan emprun­te­ra – la pré­co­ci­té de la dif­fé­ren­cia­tion sexuelle. La petite fille fait la femme déjà très tôt. C’est plu­tôt dans ce sens-là qu’il nous dirige. La puber­té, de toute façon, pour Freud comme pour Lacan, repré­sente une scan­sion sexuelle, une scan­sion dans le déve­lop­pe­ment, dans l’histoire de la sexualité.

Nous pour­rions, pour la pro­chaine Journée, étu­dier la dif­fé­ren­cia­tion sexuelle pré- et post-pubertaire. C’est un thème qui jusqu’à pré­sent n’a pas à pro­pre­ment par­ler été tou­ché par nos Journées. Comment pouvons-nous pro­gres­ser quant à cette pré­dis­po­si­tion et à cette dif­fé­ren­cia­tion pré­coce – la petite fille en tant que petite fille, le petit gar­çon en tant que petit garçon ?

L’immixtion de l’adulte dans l’enfant

Troisièmement, on s’intéresse à ce que j’appellerais, sans aimer l’expression, le « déve­lop­pe­ment de la per­son­na­li­té », les modes d’articulation du moi idéal et de l’Idéal du moi, c’est-à-dire à tout ce qui est pré­sent dans « Pour intro­duire le nar­cis­sisme »[3]Freud S., Pour intro­duire le nar­cis­sisme, Paris, Payot, 2012. de Freud. Le moment puber­taire est un moment où, en effet, le nar­cis­sisme se recon­fi­gure. Je don­ne­rais comme réfé­rence, à étu­dier aus­si à ce pro­pos, le sché­ma R de Lacan tel qu’il figure dans le texte des Écrits sur les psy­choses [4]Lacan J., « D’une ques­tion pré­li­mi­naire à tout trai­te­ment pos­sible de la psy­chose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 553. et tel qu’il est abon­dam­ment com­men­té par Lacan dans son Séminaire Les psy­choses [5]Lacan J., Le Séminaire, livre iii, Les psy­choses, Paris, Seuil, 1981.. C’est vrai­ment très ramas­sé dans l’écrit, en même temps très exact, très pré­cis, et pour bien le com­prendre, il faut lire le Séminaire.

Dans ce cha­pitre, nous avons aus­si l’adolescent André Gide. Dans le texte de Lacan sur Gide, sur lequel j’ai fait un cours qui a été publié [6]Miller J.-A., « Sur le Gide de Lacan », La Cause freu­dienne, n25, sep­tembre 1993, p. 7–38., sur lequel Philippe Hellebois a fait un livre [7]Hellebois Ph., Lacan lec­teur de Gide, Paris, édi­tions Michèle, 2011., Gide nous est décrit dans le moment de l’adolescence, et peut-être même d’une ado­les­cence pro­lon­gée, puisque sa per­son­na­li­té n’est consi­dé­rée ache­vée que vers ses vingt-cinq ans, ce qui est quand même assez tar­dif. Par exemple, Lacan nous décrit André Gide tee­na­ger, qui se pro­met de pro­té­ger sa cou­sine Madeleine âgée de quinze ans, deux ans de plus que lui. Il écrit : « dans sa posi­tion de gar­çon de treize ans en proie aux plus “rouges tour­mentes” de l’enfance, […] cette voca­tion à la pro­té­ger signe l’immixtion de l’adulte »[8]Lacan J., « Jeunesse de Gide ou la lettre et le désir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 753.. Cela rem­plit le pro­gramme de mon­sieur Epstein, si je puis dire. On sai­sit ici, et j’aime beau­coup cette expres­sion, « l’immixtion de l’adulte » dans l’enfant. Nous pour­rions cher­cher jus­te­ment à pré­ci­ser les moments d’une telle immix­tion. Il y a comme une anti­ci­pa­tion de la posi­tion adulte chez l’enfant.

C’est d’ailleurs aus­si avec une affaire d’immixtion que la per­son­na­li­té est sup­po­sée s’achever. Pour Lacan, la per­son­na­li­té de Gide s’achève lorsqu’il s’accroche au mes­sage de Goethe. Il parle alors de « l’immixtion du mes­sage de Goethe ». Il y a donc là une forme logique qui peut être étu­diée pour elle-même : la forme de l’immixtion.

Du nouveau sur l’adolescence

Voilà nos bases. Il n’empêche qu’il y a du nou­veau et qu’un cer­tain nombre de nos col­lègues ont déjà inves­ti­gué ce nou­veau – le repé­rage de leurs apports m’a été faci­li­té par la thèse d’une col­lègue du Champ freu­dien d’Argentine, Damasia Amadeo, qui porte sur l’adolescent actuel dans la psy­cha­na­lyse [9]Amadeo D., « Consideraciones clí­ni­cas sobre el ado­les­cente actual », thèse de troi­sième cycle sou­te­nue en août 2014, sous la direc­tion de Claudio Godoy, à l’université natio­nale de San … Continue rea­ding. 

Une pro­cras­ti­na­tion

La pro­lon­ga­tion de l’adolescence, évo­quée par Epstein, a déjà été notée par Siegfried Bernfeld en 1923, il y a un siècle, et cela a été repris par Philippe La Sagna qui consi­dère que l’adolescent d’aujourd’hui reste « sus­pen­du à un futur liquide au sens de Zygmunt Bauman » [10]La Sagna Ph., « L’adolescence pro­lon­gée, hier, aujourd’hui et demain », Mental, no 23, p. 18., c’est très joli. « On a un sujet, dit-il, qui est devant plu­sieurs options pos­sibles et qui les met à l’épreuve un petit peu. » Il est vrai que cette conduite s’observe couramment.

J’aurais ten­dance à rap­por­ter cela, entre autres fac­teurs, à l’incidence du numé­rique, à l’incidence du monde vir­tuel qui se tra­duit par une sin­gu­lière exten­sion de l’univers des pos­sibles, des mondes pos­sibles. D’ailleurs, l’objet actuel est un objet cus­to­mi­sé, un objet à options mul­tiples, qui réclame donc tou­jours un bench­mar­king, c’est-à-dire un éta­lon­nage pour savoir ce qui est mieux. Aujourd’hui, si vous vou­lez ache­ter un nou­veau smart­phone, on vous étale un nombre incroyable de pro­duits, on vous pro­pose d’en sélec­tion­ner quelques-uns, de les com­pa­rer. Cette mul­ti­pli­ca­tion de l’élément du pos­sible peut se tra­duire par un ater­moie­ment infi­ni – c’est d’ailleurs ce qui fait que je garde le même pen­dant des années, jusqu’à ce qu’il tombe en panne, et je confie alors à quelqu’un d’autre le soin de choi­sir le modèle sui­vant. Il y a là en effet une remise à plus tard pos­sible et, d’une cer­taine façon, ce que tout le monde constate, depuis Bernfeld, La Sagna, Epstein… c’est que l’adolescence elle-même est une pro­cras­ti­na­tion, si je puis dire.

Une autoé­ro­tique du savoir

L’incidence du monde vir­tuel, dans lequel les ado­les­cents vivent davan­tage que ceux qui comme moi sont déjà d’une autre géné­ra­tion, est que le savoir, jadis dépo­sé dans des adultes, ces êtres par­lants qu’étaient les édu­ca­teurs, les parents étant com­pris dans les édu­ca­teurs – il fal­lait leur média­tion pour accé­der au savoir –, est désor­mais dis­po­nible auto­ma­ti­que­ment sur simple demande for­mu­lée à la machine. Le savoir est dans la poche, il n’est plus l’objet de l’Autre. Auparavant, le savoir était un objet qu’il fal­lait aller cher­cher dans le champ de l’Autre, il fal­lait l’extraire de l’Autre par les voies de la séduc­tion, de l’obéissance ou de l’exigence, ce qui néces­si­tait d’en pas­ser par une stra­té­gie avec le désir de l’Autre.

La for­mule que j’ai employée, le savoir est dans la poche, fait pen­ser à ce que Lacan dit du psy­cho­tique qui a son objet a « dans la poche », et pré­ci­sé­ment qui n’a pas besoin de pas­ser par une stra­té­gie avec le désir de l’Autre. Il y a aujourd’hui une autoé­ro­tique du savoir qui est dif­fé­rente de l’érotique du savoir qui pré­va­lait ancien­ne­ment parce qu’elle pas­sait par le rap­port à l’Autre.

Une réa­li­té immorale

Beaucoup de col­lègues ont dit des choses inté­res­santes, je n’en cite que quelques-uns. Marco Focchi, de Milan, se réfère à ce qui était, dans les socié­tés tra­di­tion­nelles, les rites de puber­té, d’initiation [11]Focchi M., « L’adolescence comme ouver­ture du pos­sible », Mental, n23, décembre 2009, p. 29–40.. On enca­drait l’accès à la puber­té, le moment de la puber­té, par des rites d’initiation ouvrant sur un registre sacré ou mys­tique. Aujourd’hui, pour le dire en ces termes, les pro­grès de la cog­ni­tion puber­taire – les psy­cho­logues étu­dient cela, davan­tage de pen­sées abs­traites, etc. – conduisent, selon Focchi, à une dési­déa­li­sa­tion. Il y a là une chute du grand Autre du savoir et non une subli­ma­tion. Pour lui, la puber­té ouvre désor­mais sur « une réa­li­té dégra­dée et immo­rale ». J’ai trou­vé très joli cet adjec­tif d’immoral et je me suis deman­dé à quoi il pou­vait faire réfé­rence. On a noté com­ment se répandent aujourd’hui les théo­ries du com­plot, au point que l’on s’effraye du nombre d’écoliers, de col­lé­giens, de lycéens qui y adhèrent. Ce serait leur façon d’évoquer le grand Autre, mais sous une forme dégra­dée et comme très méchant. Cela colle assez avec ce qui est dit : la réa­li­té immo­rale de l’Autre du complot.

Une socia­li­sa­tion symptomatique

Notre col­lègue Hélène Deltombe a étu­dié les nou­veaux symp­tômes arti­cu­lés au lien social et a noté qu’ils peuvent se conver­tir en phé­no­mènes de masse, voire en épi­dé­mies : alcoo­lisme – on connaît les alcoo­li­sa­tions de groupe –, toxi­co­ma­nie, elle met dans la même série l’anorexie-boulimie, la délin­quance, les sui­cides en série d’adolescents, etc. [12]Deltombe H., Les enjeux de l’adolescence, Paris, édi­tions Michèle, 2010. Cette socia­li­sa­tion des symp­tômes des ado­les­cents me paraît à rete­nir : l’adolescence comme moment où la socia­li­sa­tion du sujet peut se faire sur le mode symptomatique.

Un Autre tyrannique

Une autre réfé­rence est celle de Daniel Roy [13]Roy D., « Protection de l’adolescence », Mental, n23, op. cit., p. 51–54., qui a reçu des ado­les­cents pré­sen­tant une plainte, par exemple se plai­gnant de l’injustice. D’une part, il note que la demande éma­nant de l’Autre fami­lial ou sco­laire est reçue comme un impé­ra­tif tyran­nique. D’autre part, lors des moments de crises pro­duites par les addic­tions, on essaie de pro­té­ger les ado­les­cents en ins­tau­rant des règles tyran­niques, au nom de la pro­tec­tion de l’adolescence. On voit ce double appel fait à l’Autre tyran­nique et la pré­sence de celui-ci des deux côtés : pour le sujet qui inter­prète comme telles les exi­gences de sa famille ; et, venant de la socié­té, le désir de tyran­ni­ser l’adolescent en crise et d’instaurer une auto­ri­té bru­tale à son égard.

Mutations de l’ordre symbolique

Déchéance du patriarcat

C’est sur les ado­les­cents que se font sen­tir avec le plus d’intensité les effets de l’ordre sym­bo­lique en muta­tion – que nous avons étu­dié les années pré­cé­dentes dans le Champ freu­dien, en y consa­crant même un congrès de l’Association mon­diale de psy­cha­na­lyse (AMP) [14]Association mon­diale de psy­cha­na­lyse : Scilicet. L’ordre sym­bo­lique au XXIe siècle. Il n’est plus ce qu’il était. Quelles consé­quences pour la cure ?, Paris, ECF, coll. rue Huysmans, 2011 … Continue rea­ding – et, par­mi ces muta­tions de l’ordre sym­bo­lique, d’abord la prin­ci­pale, à savoir la déchéance du patriar­cat. Le père dans le der­nier ensei­gne­ment de Lacan n’est plus ce qu’il était dans son pre­mier ensei­gne­ment. Le père est deve­nu une des formes de symp­tôme, un des opé­ra­teurs sus­cep­tible d’opérer un nouage des trois registres. Autrement dit, sa fonc­tion qui fut émi­nente s’est dégra­dée à mesure que les contraintes natu­relles étaient rom­pues par le dis­cours de la science. Ce dis­cours, qui nous a ame­né les mani­pu­la­tions de la pro­créa­tion, a fait aus­si que, via les gad­gets de com­mu­ni­ca­tion, la trans­mis­sion du savoir et les manières de faire, d’une façon géné­rale, échappent à la voix du père.

Destitution de la tradition

Les registres tra­di­tion­nels qui ensei­gnaient ce qu’il convient d’être et de faire pour être un homme, pour être une femme reculent ; inti­mi­dés devant le dis­po­si­tif social de la com­mu­ni­ca­tion, ils sont des­ti­tués. Ces registres tra­di­tion­nels, ce sont aus­si bien les reli­gions que tout ce qui était – je vais encore employer une expres­sion que j’adore – la com­mon decen­cy, la décence com­mune des classes sociales. Auparavant, un dis­cours des classes popu­laires disait ce qu’il fal­lait faire pour être « un type bien » et « une fille bien ». Tout cela a été éro­dé, s’efface pro­gres­si­ve­ment. Il y avait aus­si un dis­cours comme ça dans les classes moyennes, il y en avait un dans la bour­geoi­sie, ce n’était pas le même exac­te­ment évi­dem­ment dans l’aristocratie. Tous ont été abrasés.

Vilma Coccoz, notre col­lègue de Madrid, a étu­dié des cas où des pères se font copains de leurs fils parce qu’ils ne savent plus com­ment être pères ; et ils passent de la per­mis­si­vi­té com­plète à une rigi­di­té inexo­rable [15]Coccoz V., « La cli­nique de l’adolescent : entrées et sor­ties du tun­nel », Mental, n23, op. cit., p. 87–98..

Déficit de respect

J’ai trou­vé aus­si très signi­fi­ca­tive une nota­tion de Philippe Lacadée qui ana­lyse pour ces sujets ado­les­cents la demande de res­pect, une demande incon­di­tion­nelle de res­pect : « Je veux être res­pec­té. » Mais c’est en même temps, comme il le note, désar­ti­cu­lé de l’Autre : per­sonne ne sait « qui pour­rait satis­faire [cette demande] tant la ques­tion de l’Autre à qui elle s’adresse reste obs­cure. » [16]Lacadée Ph., « La demande de res­pect : un des noms du symp­tôme de l’a­do­les­cent », Le mal­en­ten­du de l’enfant, nou­velle édi­tion revue et aug­men­tée, Paris, édi­tions Michèle, 2010, p. 346. Je dirais même que c’est une demande vide, c’est vrai­ment l’expression d’un fan­tasme : Qu’il serait beau d’être res­pec­té par quelqu’un qu’on res­pec­te­rait ! Mais comme on ne res­pecte rien ni per­sonne, on est en défi­cit de res­pect de soi-même. 

Telles sont donc les impasses. Les ado­les­cents, me semble-t-il, pâtissent spé­cia­le­ment des impasses de l’individualisme démo­cra­tique, qui est lui-même le pro­duit de l’effondrement des idéo­lo­gies, des grands récits, comme disait Jean-François Lyotard, et de l’affaissement du Nom-du-Père – non pas sa dis­pa­ri­tion, mais son affais­se­ment. Cela a des effets pro­fonds de déso­rien­ta­tion qui se font sen­tir chez les ado­les­cents d’aujourd’hui, et moins chez les vieux de la vieille qui ont béné­fi­cié encore d’un ordre sym­bo­lique en état de marche. C’est d’ailleurs ce qui ins­pire les consi­dé­ra­tions de mon­sieur Zemmour qui pro­pose que toute la socié­té revienne en arrière, d’un seul coup, pour remettre tout ça en ordre, ce qui pré­sen­te­rait d’autres difficultés…

Face à la science, une autre tradition : l’islam

Quand Lacan a par­lé du Nom-du-Père, il a pré­ci­sé qu’il le fai­sait selon la tra­di­tion, que c’était appe­lé comme ça « selon la tra­di­tion » [17]Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 460.. Mais quelle tra­di­tion ? La chré­tienne, donc la judéo-chrétienne pour autant que le chris­tia­nisme s’est étayé sur le judaïsme. Mais la muta­tion de l’ordre sym­bo­lique, cette muta­tion qui voit le Nom-du-Père lais­ser une place vide, des­sine en creux la place où est venue brus­que­ment s’inscrire une autre tra­di­tion, qui n’avait pas été invi­tée mais qui se trou­vait sur le mar­ché et qui s’appelle l’islam. C’est un pro­blème qu’on ne se serait pas posé avant cette année-ci. Il a fal­lu vrai­ment qu’on soit secoué pour qu’on s’en aper­çoive. L’islam est res­té intou­ché par les muta­tions de l’ordre sym­bo­lique en Occident et il est arri­vé sur le mar­ché occi­den­tal, dis­po­nible, acces­sible à tous par tous les canaux de la com­mu­ni­ca­tion. Il était là depuis quand même un petit bout de temps, il man­quait la publi­ci­té que lui ont appor­tée un cer­tain nombre d’« actions mar­ke­ting » récentes.

L’islam, lui, n’a pas été comme le judaïsme et le chris­tia­nisme inti­mi­dé par le dis­cours de la science. Et l’islam dit ce qu’il faut faire pour être une femme, pour être un homme, pour être un père, pour être une mère digne de ce nom, là où les curés, les rab­bins, ne par­lons pas des pro­fes­seurs laïques, vacillent – main­te­nant on nous pro­met « l’instruction civique ». L’islam est spé­cia­le­ment adé­quat à don­ner une forme sociale au non-rapport sexuel. Il pres­crit une stricte sépa­ra­tion des sexes, cha­cun des­ti­né à être éle­vé, édu­qué sépa­ré­ment et de façon hau­te­ment dif­fé­ren­ciée. Autrement dit, l’islam est spé­cia­le­ment conforme à la struc­ture. Il fait du non-rapport un impé­ra­tif qui pros­crit les rela­tions sexuelles hors mariage et d’une façon beau­coup plus abso­lue que dans les familles qui sont éle­vées en réfé­rence à d’autres dis­cours où tout est laxiste aujourd’hui.

Et Allah – si je puis pro­non­cer ce nom sans mettre en dan­ger cette réunion – est un dieu qui n’est pas un père. Je ne suis pas ver­sé dans toutes les écri­tures isla­miques, mais on m’assure que le qua­li­fi­ca­tif de père est abso­lu­ment absent des textes qui se réfèrent à Allah. Allah n’est pas un père. Allah, c’est le Un. C’est le Un sur lequel je fai­sais cours il y a quelque temps. C’est le Dieu Un et unique. Et c’est un Un abso­lu, sans dia­lec­tique et sans com­pro­mis. Ce n’est pas le Dieu qui vous délègue son fils pour ceci, pour cela, et puis, le fils va se plaindre au père « tu m’as aban­don­né »… et la maman, etc. – toute une his­toire de famille. Il n’y a pas de petite his­toire de famille avec Allah. C’est sans dia­lec­tique et sans com­pro­mis. On ne vous raconte pas les colères de Allah comme celles de Jéhovah, qui peste un moment contre les juifs, il ne peut plus les voir en pein­ture, il les punit, après il les nour­rit, etc.

Quoi de plus logique pour des ado­les­cents déso­rien­tés que de s’en remettre à l’islam ? L’islam est une véri­table bouée de sau­ve­tage pour les ado­les­cents. C’est même une bouée de sau­ve­tage qu’on pour­rait leur recom­man­der, enfin… si cet islam ne connais­sait pas quelques dérives. En tant que tel, l’islam est peut-être le dis­cours qui tient le mieux compte de ce que la sexua­li­té fait trou dans le réel, qui fige le non-rapport et qui orga­nise le lien social sur le non-rapport. L’État isla­mique, qui est une dérive, évi­dem­ment, de l’islam, apporte peut-être une solu­tion ori­gi­nale au pro­blème du corps de l’Autre. Mais pour cela, peut-être faut-il repas­ser un peu par Freud.

Le problème du corps de l’Autre

Pour ne pas être trop long, je me conten­te­rais de dire que Freud a pen­sé que, en dehors du cas de la jouis­sance orale du sein de la mère, une jouis­sance atta­chée à un objet exté­rieur selon lui – Lacan pen­sait au contraire que le sein fai­sait par­tie du corps de l’enfant –, en dehors du cas de l’enfant à la mamelle, la jouis­sance pul­sion­nelle est fon­da­men­ta­le­ment autoé­ro­tique. À la puber­té, ajoutait-il, la jouis­sance change de sta­tut et devient jouis­sance de l’acte sexuel, jouis­sance d’un objet exté­rieur. Dans « Les méta­mor­phoses de la puber­té », Freud étu­die le pro­blème de la tran­si­tion de la jouis­sance autoé­ro­tique à la satis­fac­tion copu­la­toire. Lacan pose que cela ne se fait pas, qu’il s’agit d’une illu­sion freu­dienne – fon­ciè­re­ment, je ne jouis pas du corps de l’Autre, il n’y a de jouis­sance que du corps propre ou jouis­sance de son fan­tasme, des fan­tasmes. On ne jouit pas du corps de l’Autre. On ne jouit jamais que de son propre corps. Nous savons bien com­ment, sur cette idée de je jouis du corps de l’Autre, s’est bran­chée toute une mytho­lo­gie du couple par­fait, où se répondent les jouis­sances, l’amour, etc.

Je me deman­dais si, au fond, le corps de l’Autre ne s’incarne pas dans le groupe. La clique, la secte, le groupe ne donnent-ils pas un cer­tain accès à un je jouis du corps de l’Autre dont je fais par­tie ? Cela peut s’effectuer sous les espèces de la subli­ma­tion : on chante en groupe, je jouis de son accord, on fait de la musique ensemble, cela élève, etc. Mais évi­dem­ment, allant vers la subli­ma­tion, ça ne satis­fait pas direc­te­ment la pul­sion [18]Lacan J., « Du Trieb de Freud et du désir du psy­cha­na­lyste », Écrits, op. cit., p. 853 : « c’est que les iden­ti­fi­ca­tions s’y déter­minent du désir sans satis­faire la pul­sion ».. Une nou­velle alliance entre l’identification et la pul­sion ne serait-elle pas pos­sible ? Vous savez que Lacan dit pré­ci­sé­ment dans les Écrits que le désir de l’Autre déter­mine les iden­ti­fi­ca­tions, mais que celles-ci ne satis­font pas la pul­sion. Les scènes de déca­pi­ta­tion, pro­di­guées par l’État isla­mique à tra­vers le monde entier et qui lui ont valu des mil­liers de recrues, et l’enthousiasme de ces scènes ne réalisaient-ils pas une nou­velle alliance entre l’identification et la pul­sion, spé­cia­le­ment – là, ce n’est pas de la subli­ma­tion – la pul­sion agressive ?

Évidemment, cela s’inscrit dans le cadre du dis­cours du maître. En S1, le sujet iden­ti­fié comme ser­vi­teur du désir d’Allah qui se fait agent de la volon­té. Quand ce sont les chré­tiens, on dit « volon­té de cas­tra­tion ins­crite dans l’Autre », parce que c’est un rap­port de père et fils. Ici, c’est la volon­té de mort ins­crite dans l’Autre. Elle est au ser­vice de la pul­sion de mort de l’autre. S1, c’est le bour­reau ; S2, la vic­time age­nouillée ; la flèche de S1 vers S2, la déca­pi­ta­tion. Je satis­fais à cette volon­té de mort.

Dans le chris­tia­nisme, le pro­ces­sus est cen­sé abou­tir à la cas­tra­tion du sujet lui-même. Il abou­tit, comme dit Lacan, « au nar­cis­sisme suprême de la Cause per­due » [19]Lacan J., « Subversion du sujet et dia­lec­tique du désir dans l’inconscient freu­dien », Écrits, op. cit., p. 826.. Je macère, je me prive, je me castre et je suis grand parce que je me suis dévoué à la cause per­due. Mais dans l’islam, il n’y a aucune fas­ci­na­tion pour la cause per­due, ni aucune his­toire de cas­tra­tion. Là, dans cette dérive qu’est l’État isla­mique, il y a : je coupe la tête de l’autre et je suis dans le nar­cis­sisme de la cause triom­phante, pas de la cause per­due. Là on n’est pas dans le tra­gique grec, on est dans le triomphe isla­mique. Je ne connais pas assez la lit­té­ra­ture isla­mique pour l’instant pour savoir ce qui ferait le pen­dant exact du tra­gique grec. Je dis : triomphe isla­mique. Cela a une consé­quence très simple. On nous parle aujourd’hui de la déra­di­ca­li­sa­tion des sujets qui ont été pris par ce dis­cours, parce qu’on s’imagine qu’on va pou­voir décons­truire cette construc­tion, alors que d’après moi elle n’est pas de sem­blant, elle est atta­chée à un réel de la jouis­sance qu’on ne va pas défaire comme ça, comme avec des petits bou­lons, sauf si on le prend tout à fait au début. Comme je crois que nous avons affaire au réel, la conclu­sion poli­tique que je tire de cette consi­dé­ra­tion psy­cha­na­ly­tique, c’est qu’avec ce dis­cours, celui de l’État isla­mique, eh bien la seule façon d’en finir, c’est de le vaincre. Voilà.

Transcription et édi­tion : Marie Brémond, Hervé Damase, 
Pascale Fari, Ève Miller-Rose et Daniel Roy. 
Texte non relu par l’auteur.

Notes

Notes
1 Page Ch. & Jodeau-Belle L., Le non-rapport sexuel à l’adolescence. Théâtre et ciné­ma, Presses uni­ver­si­taires de Rennes, 2015.
2 Freud S., « Les méta­phores de la puber­té », Trois essais sur la théo­rie de la sexua­li­té, Folio essais, 1989.
3 Freud S., Pour intro­duire le nar­cis­sisme, Paris, Payot, 2012.
4 Lacan J., « D’une ques­tion pré­li­mi­naire à tout trai­te­ment pos­sible de la psy­chose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 553.
5 Lacan J., Le Séminaire, livre iii, Les psy­choses, Paris, Seuil, 1981.
6 Miller J.-A., « Sur le Gide de Lacan », La Cause freu­dienne, n25, sep­tembre 1993, p. 7–38.
7 Hellebois Ph., Lacan lec­teur de Gide, Paris, édi­tions Michèle, 2011.
8 Lacan J., « Jeunesse de Gide ou la lettre et le désir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 753.
9 Amadeo D., « Consideraciones clí­ni­cas sobre el ado­les­cente actual », thèse de troi­sième cycle sou­te­nue en août 2014, sous la direc­tion de Claudio Godoy, à l’université natio­nale de San Martín (Argentine), à paraître.
10 La Sagna Ph., « L’adolescence pro­lon­gée, hier, aujourd’hui et demain », Mental, no 23, p. 18.
11 Focchi M., « L’adolescence comme ouver­ture du pos­sible », Mental, n23, décembre 2009, p. 29–40.
12 Deltombe H., Les enjeux de l’adolescence, Paris, édi­tions Michèle, 2010.
13 Roy D., « Protection de l’adolescence », Mental, n23, op. cit., p. 51–54.
14 Association mon­diale de psy­cha­na­lyse : Scilicet. L’ordre sym­bo­lique au XXIe siècle. Il n’est plus ce qu’il était. Quelles consé­quences pour la cure ?, Paris, ECF, coll. rue Huysmans, 2011 & Travaux du VIIIe Congrès de l’Association mon­diale de psy­cha­na­lyse, Paris, ECF, coll. amp Le congrès, 2012.
15 Coccoz V., « La cli­nique de l’adolescent : entrées et sor­ties du tun­nel », Mental, n23, op. cit., p. 87–98.
16 Lacadée Ph., « La demande de res­pect : un des noms du symp­tôme de l’a­do­les­cent », Le mal­en­ten­du de l’enfant, nou­velle édi­tion revue et aug­men­tée, Paris, édi­tions Michèle, 2010, p. 346.
17 Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 460.
18 Lacan J., « Du Trieb de Freud et du désir du psy­cha­na­lyste », Écrits, op. cit., p. 853 : « c’est que les iden­ti­fi­ca­tions s’y déter­minent du désir sans satis­faire la pulsion ».
19 Lacan J., « Subversion du sujet et dia­lec­tique du désir dans l’inconscient freu­dien », Écrits, op. cit., p. 826.

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