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Un enfant est battu. Encore !

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Erri de Luca[1]De Luca E., Les pois­sons ne ferment pas les yeux, Paris, Folio, 2014. avait 10 ans ! Il les « tenait »[2]Ibid, p. 13. L’auteur pré­cise que tene­vo 10 anni, tenir 10 ans, a quelque chose en ita­lien de plus pré­cis, plus cor­po­rel, pour dire l’âge. enfin ! Du chiffre au nombre, le fran­chis­se­ment déli­mi­tait pour lui l’âge d’après l’enfance. Nous sommes au sor­tir des ravages de la seconde guerre mon­diale, de ses fan­tômes et de ses cau­che­mars[3]Ibid, p. 86.. Auprès de sa mère, le petit napo­li­tain a gran­di dans la cita­delle muette des livres d’adulte de la biblio­thèque de son père absent, par­ti trou­ver du tra­vail aux Etats-Unis. « Mécanicien de l’appareil adulte »[4]Ibid, p. 16. dont le jeune Erri connais­sait déjà les arti­fices – notam­ment ceux de l’amour – il ne se pas­sait pour­tant rien dans le cocon étanche de son propre corps qui le tenait enfer­mé dans l’enfance. Ce corps qui le tient pri­son­nier, il se l’imaginait seule­ment tra­hi de sa pré­sence par les vête­ments qu’il por­tait. Le cri silen­cieux de sa dou­leur trou­vait alors un apai­se­ment tem­po­raire dans le repous­sant reflet du miroir de son corps gri­ma­çant, étreint par les pleurs jusque-là étouf­fés. Comment sor­tir de cette « enve­loppe conte­nant toutes les formes futures » de « l’adulte pré­su­mé »[5]Ibid, p. 24. ?

Sur fond de pre­mière ren­contre amou­reuse avec une fille de son âge, le jeune Erri se fait alors à l’idée de bri­ser cette enve­loppe pour en faire sor­tir « un corps nou­veau »[6]Ibid, p. 49. débar­ras­sé des « jouets de l’enfance ». À l’instar de son héros Don Quichotte, qui se fait ros­ser au fil de la quête de Dulcinée, Erri orga­nise lui, la raclée qu’il entend se faire admi­nis­trer. Il en choi­sit les condi­tions, les acteurs et le moment même aux­quels les coups doivent tom­ber. Il a la cer­ti­tude de trou­ver « la véri­té dans les coups », d’allier « l’utile » à « l’irréparable. »[7]Ibid, p. 53. Sous la volée de bois vert, il s’évanouit.

Au réveil, le corps contu­sion­né par une pluie de coups, il prend, devant sa mère, la res­pon­sa­bi­li­té de l’acte. Le corps ébran­lé, il sait qu’il n’est plus le même, qu’il a pro­vo­qué la rup­ture. Dans ses « mains tenues » par le poli­cier d’abord, puis par la jeune fille ensuite, il en res­sent enfin l’effet sous les espèces de l’amour. Maintenir, est un signi­fiant qui prend corps sur fond d’absence [8]Son père refu­sait de lui tenir la main dans la rue., lais­sant sa marque de jouissance.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là car la jeune fille, à son tour, ima­gine un scé­na­rio pour, dit-elle, « régler une ques­tion de jus­tice »[9]Ibid, p. 83.. La for­mule fait énigme pour le gar­çon. En quoi est-il concer­né ? De quelle ques­tion de jus­tice s’agit-il ? Le sait-elle elle-même, peut-on ajou­ter. Elle lui indique le dis­po­si­tif très pré­cis dans lequel Erri doitjouer son rôle. Il assis­te­ra silen­cieux, seul dans une cabine de plage, au com­bat our­di par la jeune fille, entre les deux anciens agres­seurs d’Erri, elle-même s’étant pro­mise en tro­phée au vainqueur.

D’une part on peut s’interroger avec Freud sur « qui est bat­tu » et « sur qui bat » dans cette his­toire. D’autre part, avec Lacan on peut entendre au-delà du « défou­le­ment des pleurs », le rap­port du corps au signi­fiant de l’Autre. La marque des coups, comme celle d’une « main-tenue » est celle qui para­doxa­le­ment « vaut […] comme un insigne, soli­taire, abso­lu, qui iden­ti­fie un corps comme objet de jouis­sance. »[10]Miller. J‑A., « L’Orientation laca­nienne, Choses de finesse en psy­cha­na­lyse », (2008–2009), ensei­gne­ment pro­non­cé dans le cadre du dépar­te­ment de psy­cha­na­lyse de l’université Paris VIII, … Continue rea­ding

Guillaume Darchy

Notes

Notes
1 De Luca E., Les pois­sons ne ferment pas les yeux, Paris, Folio, 2014.
2 Ibid, p. 13. L’auteur pré­cise que tene­vo 10 anni, tenir 10 ans, a quelque chose en ita­lien de plus pré­cis, plus cor­po­rel, pour dire l’âge.
3 Ibid, p. 86.
4 Ibid, p. 16.
5 Ibid, p. 24.
6 Ibid, p. 49.
7 Ibid, p. 53.
8 Son père refu­sait de lui tenir la main dans la rue.
9 Ibid, p. 83.
10 Miller. J‑A., « L’Orientation laca­nienne, Choses de finesse en psy­cha­na­lyse », (2008–2009), ensei­gne­ment pro­non­cé dans le cadre du dépar­te­ment de psy­cha­na­lyse de l’université Paris VIII, leçon du 6 mai 2009, inédit.