1/2, ça fait /
par Rosana Montani-Sedoud
Ranma½ est un célèbre manga[1], apparu dans les années 90, qui aborde sous la forme de la comédie romantique et de manière amusante la question de l’identité sexuelle et du changement de sexe. Shonen, en principe destiné aux garçons[2] Ranma 1/2 est l’œuvre de Rumiko Takahashi, une dessinatrice japonaise qui a obtenu les plus hautes reconnaissances[3] dans un milieu très masculin.
Il se compose de trente-huit volumes de mangas, pleins de métamorphoses et de quiproquos causés, en particulier, par le changement de sexe du personnage principal, un adolescent nommé Ranma Saotoné, qui est un as des arts martiaux.
Le changement de sexe de Ranma dépend du contact avec l’eau et de sa température. Si celle-ci est froide il devient une fille, si l’eau est chaude il se convertit de nouveau en garçon. Ces transmutations sont dues au fait que Ranma et son père sont tombés dans une source d’eau maudite lors d’un entrainement. Père et fils ont poussé les limites de l’entrainement et souffrent de transformations corporelles. Ranma change de sexe et le père se convertit en Panda.
Par ailleurs, Ranma est fiancé de force par son père à une jeune fille appelée Akeno Tendô. Elle aussi pratique les arts martiaux, et aime surtout se battre avec les garçons qui lui font la cour.
Dans ce manga il y a donc un condensé des thèmes cruciaux de l’adolescence : la transformation des corps, la découverte du corps de l’autre, l’identité sexuelle, la rencontre amoureuse, le rapport père et fils, la place des filles. Mais ici tout est chamboulé par le changement d’apparence sexuée instantané d’un adolescent, et par le trouble que cela produit.
Un autre petit détail que nous voulons souligner dans ce manga est le chiffre associé au nom du personnage : « ½ ». Ceci nous laisse voir une double écriture possible, celle d’une fraction, de la moitié, mais aussi celle de la primauté du 1 sur le 2. Ce personnage qui change de sexe est-il habité par une moitié ? Est-il un demi-garçon et/ou une demi-fille ? Ou bien est-ce toujours le primat du phallus, qui s’exerce sur la vie sexuelle pour les deux sexes[4]?
Chez Ranma le changement fluide a lieu dans du liquide. Ici la transformation est imaginaire et pas du côté du bain de langage. Elle est dans la plongée inattendue, celle du corps de Ranma trempé dans l’eau d’une jouissance toujours transformiste.
J’ai rencontré dans ma clinique certains adolescents qui revendiquent aujourd’hui cette possibilité d’un changement rapide, d’une liberté à ne pas être rangés, assignés dans une colonne ou une autre de l’ordre binaire : femme ou homme.
Ils veulent être femme ou homme à leur guise dans leur enveloppe corporelle. C’est presque le désir de pouvoir passer de l’un à l’autre comme Ranma par simple contact avec l’eau. Quelques fois cette fluidité de l’apparence reste limitée aux semblants imaginaires, et aux petits agréments de la mascarade, comme revendiquer de s’habiller de manière masculine ou féminine, en dehors de l’événement ponctuel de la « Journée de la jupe »[5].
C’est par un adolescent qui vient me voir que j’ai pu découvrir Ramna ½. Ce manga faisait partie de ses références. Ceci n’est pas anodin pour ce grand lecteur et connaisseur de mangas, qui associe à ces lectures et son intérêt pour l’Asie, son goût pour les groupes de k‑pop ‑toutes ces références culturelles étant délocalisées et venant d’ailleurs.
Le point commun entre ce manga et ses idoles de k‑pop est la présence d’une esthétique changeante et androgyne[6]. Pour cet adolescent d’aujourd’hui, ce n’est pas le domaine des arts martiaux qui met son corps en mouvement, mais la danse. C’est au pied de la BNF qu’il s’amuse à faire des chorégraphies avec sa « communauté ». C’est une modalité de lien social où il pense n’avoir pas besoin de se ranger en termes de différences homme/femme.
Pour revenir à Ranma ½, la mise en scène d’une fille aux attributs phalliques constitue un autre aspect intéressant de ce manga. Akeno, la fiancée de Ranma, a besoin de commencer ses journées par des combats dans les règles de l’art martial, avec ses prétendants.
Pour le personnage de la fille dans ce manga, la rencontre avec la séduction est une lutte. Dans Ranma ½, malgré les changements d’identité sexuelle, les « fillesgarcons » ou les « garconsfilles » sont du même côté. C’est le phallus qui règne dans la répartition du pur semblant[7].
Peut-être que ces changements d’apparence sexuelle, au moment de l’adolescence, permettent au niveau imaginaire de voir comment la logique de la sexuation peut se situer du côté du « paraître » et de la mascarade. Il s’agit de faire avec le phallus mais dans « sa fonction de signifié de la jouissance »[8] et pas de « métasignifant »[9].
Avec Ranma ½ il n’y a pas de fille ou de garçon sur le tatami de la vie, ce sont deux signifiants attachés à cette jouissance où le « pas-tout » ne permet plus à l’opposition binaire de consister [10]. C’est la même chorégraphie de corps fait d’une jouissance de la mêmeté[11].
Le corps de ces personnages de manga, musclés et sportifs, sont du même gabarit, même si quelques-uns ont des seins au contact de l’eau !
Image : Couverture du manga Ranma 1/2, de R. Takahashi, Perfect Edition, Glénant.
[1] Takahashi, R. Ranma ½, Perfect Edition, Glénat.
[2] Les mangas sont classifiés en Japon en trois catégories : shonen manga pour les garçons et les shojo manga pour les filles et les seinen pour les jeunes adultes.
[3] Elle a obtenu le prix Shogakukan à deux reprises en 1981 et en 2001, prix majeur dans la catégorie des shonen. Elle a aussi obtenu la prestigieuse Médaille au ruban pourpre, pour sa contribution au développent des sciences et des arts. Elle a eu le grand prix du Festival international de la bande dessiné d’Angoulême en 2017.
[4] Roy D., « Quatre perspectives sur la différence sexuelle », texte d’orientation pour les JIE6.
[5] Depuis quelques années, les garçons sont invités à porter de jupes dans les établissements scolaires pour soutenir le combat contre le sexisme et aborder le thème de l’égalité homme-femme.
[6] Groupes comme : Super M, TxT, Stray Kids et particulièrement le chanteur Kim Woo Seok.
[7] Roy D., op. cit.
[8] Ibid.
[9] Brousse M.-H., « Le trou noir de la différence sexuelle », texte d’orientation des JIE6.
[10] Cf. Brousse M.-H., op. cit.
[11] Ibid.