8e Journée d'Étude

Rêves et fantasmes chez l’enfant

samedi 22 mars 2025

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Autour de la sexuation dans les sciences sociales

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Par Deborah Gutermann-Jacquet

Sexe, genre, sexua­tion, dif­fé­rence sexuelle… les concepts sont nom­breux pour dési­gner ce binaire orga­ni­sa­teur mul­ti­sé­cu­laire du masculin/féminin ; de l’homme et de la femme, et ce qui l’excède, le dépasse et le rend obso­lète. Dans les sciences sociales, la construc­tion et l’usage de ces termes ren­voient à des accep­tions spé­ci­fiques dont nous nous pro­po­sons ici de don­ner quelques élé­ments. Notons d’emblée que le concept de sexua­tion est rare­ment employé. En revanche les expres­sions « iden­ti­té sexuée », « être sexué », « corps sexué » sont fré­quentes. Si bien que le rare « sexua­tion » semble, dans ce champ, lorsqu’il est en usage, « neu­tra­li­sé » et ren­voyer fina­le­ment au pro­ces­sus qui fonde et pro­duit l’identité sexuée, l’être sexué ou encore le corps sexué.

Nicole-Claude Mathieu (1937–2014), socio­logue et eth­no­logue, mais aus­si et sur­tout théo­ri­cienne du fémi­nisme maté­ria­liste, dans « Identité sexuée/sexuelle/de sexe ? Trois modes de concep­tua­li­sa­tion du rap­port entre sexe et genre[1]», inter­roge le conte­nu de cha­cune de ces expres­sions de même que leur dimen­sion idéo­lo­gique et épis­té­mique. Là où, selon elle, l’identité sexuelle induit la pri­mau­té du bio­lo­gique sur le social, l’identité sexuée est quant à elle le résul­tat du pro­ces­sus de construc­tion sociale du sexe, soit du genre. Elle note : « le par­ti­cipe pas­sé [sexuée] marque la recon­nais­sance d’une éla­bo­ra­tion faite par le social sur le bio­lo­gique ». Dans cette pers­pec­tive, la sexua­tion ren­voie impli­ci­te­ment avant toute chose à cette éla­bo­ra­tion sociale du sexe (ce que vise d’ailleurs le concept de genre), là où, chez Lacan, la ques­tion n’est pas celle d’une alter­na­tive entre le bio­lo­gique et le social, mais de jouis­sance. Enfin, au sein de ces dis­tinc­tions, entre iden­ti­té sexuelle, sexuée, de sexe, Nicole-Claude Mathieu tranche en faveur du concept d’identité de sexe, en ce qu’il serait selon elle, le seul à per­mettre de sor­tir de la bica­té­go­ri­sa­tion de sexe.

Outre la dimen­sion sexuelle, sexuée ou de sexe, la ques­tion de l’iden­ti­té est pré­gnante bien que cette der­nière notion soit lar­ge­ment cri­ti­quée pour les dérives aux­quelles elle conduit et les illu­sions qu’elles per­pé­tuent (au-delà de la tri­via­li­té de l’ancienne dénon­cia­tion bour­di­vienne). Nathalie Heinich, dans un ouvrage paru en 2018[2] explo­rait à nou­veaux frais les limites de ce concept, et spé­ci­fi­que­ment les dif­fi­cul­tés qu’il peut poser dans les études de genre, entre désub­stan­tia­li­sa­tion outran­cière et oubli du poids des repré­sen­ta­tions. Excès d’usage qui tra­duit par­fois une réi­fi­ca­tion là il se vou­drait au contraire libé­ra­teur et annon­cia­teur de fluidité.

Pour Nicole-Claude Mathieu, « iden­ti­té sexuelle, sexuée, de sexe » sont « trois modes de concep­tua­li­sa­tion du rap­port entre sexe et genre[3]». Chacun de ces termes com­por­tant une pro­blé­ma­tique « de l’identité per­son­nelle dans son rap­port au corps sexué et à la sexua­li­té, mais aus­si au sta­tut de la per­sonne dans l’organisation sociale du sexe[4]». Bien sûr d’autres usages de ces expres­sions sont pos­sibles, ne serait-ce que lorsque l’on évoque l’identité sexuelle qui peut ren­voyer à l’orientation sexuelle, mais le pro­pos de l’auteure est avant de situer d’où on parle, et quel choix poli­tique sous-tend l’usage ter­mi­no­lo­gique. Cette der­nière dimen­sion (poli­tique) est aus­si essen­tielle que fon­da­trice. Elle condi­tionne le choix des mots et peut don­ner lieu à une ten­ta­tive de refonte créa­trice de la langue, de l’écriture, pour faire saillir com­ment la parole créée la bica­té­go­ri­sa­tion de sexe, ou encore pro­longe l’ordre sexué du monde. Dans ce champ d’exploration où il est ques­tion autant du choix des mots que de l’idéologie qu’ils véhi­culent, le débat est éga­le­ment de mise.

Ainsi les tra­vaux de Luce Irigaray, se sont-ils pré­ci­sé­ment atta­chés à cette pro­blé­ma­tique[5] qu’elle nomme elle-même celle de la « sexua­tion du lan­gage[6]». L’emploi de ce terme chez Luce Irigaray, qui était for­mée à la psy­cha­na­lyse, éclaire à lui seul peut-être la réti­cence que d’autres ont à l’employer dans le champ des sciences sociales. N’oublions pas la rup­ture poli­tique et théo­rique entre celles qui se sont ins­crites du côté du fémi­nisme maté­ria­liste ou révo­lu­tion­naire, comme Christine Delphy ou Monique Wittig et de l’autre celles qui, à l’image de Hélène Cixous ou de Luce Irigaray étaient proches d’Antoinette Fouque et du groupe « psy­cha­na­lyse et poli­tique ». Ces der­nières, en met­tant en exergue le « sujet femme » et « l’écriture femme », dans la veine du dif­fé­ren­tia­lisme, ont contri­bué à accré­di­ter l’idée que la psy­cha­na­lyse oeu­vrait à l’essentialisation des femmes. Ainsi la « sexua­tion » est-elle, dans les études de genre qui s’inscrivent dans le champ des sciences sociales, à l’Université, rela­ti­ve­ment absente, ou bien objec­ti­vée. Les recherches se portent ain­si, davan­tage sur le pro­ces­sus d’élaboration sociale du sexe, les repré­sen­ta­tions et le sys­tème de la dif­fé­rence des sexes ou sur la per­for­ma­ti­vi­té qui peut per­mettre de s’en extraire (c’est le cas notam­ment des études de Judith Butler) c’est pour­quoi le terme de sexua­tion est absent des titres mêmes des quelques réfé­rences biblio­gra­phiques que nous pro­po­sons ci-après.

Sexe, sexua­tion, sexua­li­té, genre, queer, l’usage est le pro­duit d’un choix, dans lequel la dimen­sion poli­tique est fon­da­trice. À cet égard, l’élection, dans ce vaste champ, du terme de « genre » contre celui de « sexe », pour évi­ter l’essentialisation, ou le choix du terme queer, contre celui de genre (accu­sé de repro­duire lui aus­si la bica­té­go­ri­sa­tion de sexe et la domi­na­tion mas­cu­line) est illustratif.

 

[1] Cet article est publié dans N.-C. Mathieu, L’Anatomie poli­tique, caté­go­ri­sa­tions et idéo­lo­gies du sexe, Paris, Côté femmes, 1991.

[2] Heinich Nathalie, Ce que n’est pas l’identité, Paris, Gallimard, 2018.

[3] Ibid., p. 230.

[4] Ibid.

[5] Citons seule­ment Parler n’est jamais neutre, publié en 1985 et Sexes et genres à tra­vers les langues paru en 1990.

[6] Expression qu’elle emploie dans un entre­tien paru dans l’ouvrage La Fabrique du genre, Le Fustec Claude et Marret Sophie (dir.) : consul­table à cette adresse : https://​books​.ope​ne​di​tion​.org/​p​u​r​/​3​0​7​0​8​?​l​a​n​g​=fr