Menu

Autour de la sexuation dans les sciences sociales

image_pdfimage_print

Par Deborah Gutermann-Jacquet

Sexe, genre, sexua­tion, dif­fé­rence sexuelle… les concepts sont nom­breux pour dési­gner ce binaire orga­ni­sa­teur mul­ti­sé­cu­laire du masculin/féminin ; de l’homme et de la femme, et ce qui l’excède, le dépasse et le rend obso­lète. Dans les sciences sociales, la construc­tion et l’usage de ces termes ren­voient à des accep­tions spé­ci­fiques dont nous nous pro­po­sons ici de don­ner quelques élé­ments. Notons d’emblée que le concept de sexua­tion est rare­ment employé. En revanche les expres­sions « iden­ti­té sexuée », « être sexué », « corps sexué » sont fré­quentes. Si bien que le rare « sexua­tion » semble, dans ce champ, lorsqu’il est en usage, « neu­tra­li­sé » et ren­voyer fina­le­ment au pro­ces­sus qui fonde et pro­duit l’identité sexuée, l’être sexué ou encore le corps sexué.

Nicole-Claude Mathieu (1937–2014), socio­logue et eth­no­logue, mais aus­si et sur­tout théo­ri­cienne du fémi­nisme maté­ria­liste, dans « Identité sexuée/sexuelle/de sexe ? Trois modes de concep­tua­li­sa­tion du rap­port entre sexe et genre[1]», inter­roge le conte­nu de cha­cune de ces expres­sions de même que leur dimen­sion idéo­lo­gique et épis­té­mique. Là où, selon elle, l’identité sexuelle induit la pri­mau­té du bio­lo­gique sur le social, l’identité sexuée est quant à elle le résul­tat du pro­ces­sus de construc­tion sociale du sexe, soit du genre. Elle note : « le par­ti­cipe pas­sé [sexuée] marque la recon­nais­sance d’une éla­bo­ra­tion faite par le social sur le bio­lo­gique ». Dans cette pers­pec­tive, la sexua­tion ren­voie impli­ci­te­ment avant toute chose à cette éla­bo­ra­tion sociale du sexe (ce que vise d’ailleurs le concept de genre), là où, chez Lacan, la ques­tion n’est pas celle d’une alter­na­tive entre le bio­lo­gique et le social, mais de jouis­sance. Enfin, au sein de ces dis­tinc­tions, entre iden­ti­té sexuelle, sexuée, de sexe, Nicole-Claude Mathieu tranche en faveur du concept d’identité de sexe, en ce qu’il serait selon elle, le seul à per­mettre de sor­tir de la bica­té­go­ri­sa­tion de sexe.

Outre la dimen­sion sexuelle, sexuée ou de sexe, la ques­tion de l’iden­ti­té est pré­gnante bien que cette der­nière notion soit lar­ge­ment cri­ti­quée pour les dérives aux­quelles elle conduit et les illu­sions qu’elles per­pé­tuent (au-delà de la tri­via­li­té de l’ancienne dénon­cia­tion bour­di­vienne). Nathalie Heinich, dans un ouvrage paru en 2018[2] explo­rait à nou­veaux frais les limites de ce concept, et spé­ci­fi­que­ment les dif­fi­cul­tés qu’il peut poser dans les études de genre, entre désub­stan­tia­li­sa­tion outran­cière et oubli du poids des repré­sen­ta­tions. Excès d’usage qui tra­duit par­fois une réi­fi­ca­tion là il se vou­drait au contraire libé­ra­teur et annon­cia­teur de fluidité.

Pour Nicole-Claude Mathieu, « iden­ti­té sexuelle, sexuée, de sexe » sont « trois modes de concep­tua­li­sa­tion du rap­port entre sexe et genre[3]». Chacun de ces termes com­por­tant une pro­blé­ma­tique « de l’identité per­son­nelle dans son rap­port au corps sexué et à la sexua­li­té, mais aus­si au sta­tut de la per­sonne dans l’organisation sociale du sexe[4]». Bien sûr d’autres usages de ces expres­sions sont pos­sibles, ne serait-ce que lorsque l’on évoque l’identité sexuelle qui peut ren­voyer à l’orientation sexuelle, mais le pro­pos de l’auteure est avant de situer d’où on parle, et quel choix poli­tique sous-tend l’usage ter­mi­no­lo­gique. Cette der­nière dimen­sion (poli­tique) est aus­si essen­tielle que fon­da­trice. Elle condi­tionne le choix des mots et peut don­ner lieu à une ten­ta­tive de refonte créa­trice de la langue, de l’écriture, pour faire saillir com­ment la parole créée la bica­té­go­ri­sa­tion de sexe, ou encore pro­longe l’ordre sexué du monde. Dans ce champ d’exploration où il est ques­tion autant du choix des mots que de l’idéologie qu’ils véhi­culent, le débat est éga­le­ment de mise.

Ainsi les tra­vaux de Luce Irigaray, se sont-ils pré­ci­sé­ment atta­chés à cette pro­blé­ma­tique[5] qu’elle nomme elle-même celle de la « sexua­tion du lan­gage[6]». L’emploi de ce terme chez Luce Irigaray, qui était for­mée à la psy­cha­na­lyse, éclaire à lui seul peut-être la réti­cence que d’autres ont à l’employer dans le champ des sciences sociales. N’oublions pas la rup­ture poli­tique et théo­rique entre celles qui se sont ins­crites du côté du fémi­nisme maté­ria­liste ou révo­lu­tion­naire, comme Christine Delphy ou Monique Wittig et de l’autre celles qui, à l’image de Hélène Cixous ou de Luce Irigaray étaient proches d’Antoinette Fouque et du groupe « psy­cha­na­lyse et poli­tique ». Ces der­nières, en met­tant en exergue le « sujet femme » et « l’écriture femme », dans la veine du dif­fé­ren­tia­lisme, ont contri­bué à accré­di­ter l’idée que la psy­cha­na­lyse oeu­vrait à l’essentialisation des femmes. Ainsi la « sexua­tion » est-elle, dans les études de genre qui s’inscrivent dans le champ des sciences sociales, à l’Université, rela­ti­ve­ment absente, ou bien objec­ti­vée. Les recherches se portent ain­si, davan­tage sur le pro­ces­sus d’élaboration sociale du sexe, les repré­sen­ta­tions et le sys­tème de la dif­fé­rence des sexes ou sur la per­for­ma­ti­vi­té qui peut per­mettre de s’en extraire (c’est le cas notam­ment des études de Judith Butler) c’est pour­quoi le terme de sexua­tion est absent des titres mêmes des quelques réfé­rences biblio­gra­phiques que nous pro­po­sons ci-après.

Sexe, sexua­tion, sexua­li­té, genre, queer, l’usage est le pro­duit d’un choix, dans lequel la dimen­sion poli­tique est fon­da­trice. À cet égard, l’élection, dans ce vaste champ, du terme de « genre » contre celui de « sexe », pour évi­ter l’essentialisation, ou le choix du terme queer, contre celui de genre (accu­sé de repro­duire lui aus­si la bica­té­go­ri­sa­tion de sexe et la domi­na­tion mas­cu­line) est illustratif.

 

[1] Cet article est publié dans N.-C. Mathieu, L’Anatomie poli­tique, caté­go­ri­sa­tions et idéo­lo­gies du sexe, Paris, Côté femmes, 1991.

[2] Heinich Nathalie, Ce que n’est pas l’identité, Paris, Gallimard, 2018.

[3] Ibid., p. 230.

[4] Ibid.

[5] Citons seule­ment Parler n’est jamais neutre, publié en 1985 et Sexes et genres à tra­vers les langues paru en 1990.

[6] Expression qu’elle emploie dans un entre­tien paru dans l’ouvrage La Fabrique du genre, Le Fustec Claude et Marret Sophie (dir.) : consul­table à cette adresse : https://​books​.ope​ne​di​tion​.org/​p​u​r​/​3​0​7​0​8​?​l​a​n​g​=fr

Inscrivez-vous pour recevoir le Zapresse (les informations) et le Zappeur (la newsletter)

Le bulletin d’information qui vous renseigne sur les événements de l’Institut Psychanalytique de l’Enfant et des réseaux « Enfance » du Champ freudien, en France et en Belgique et Suisse francophone

La newsletter

Votre adresse email est utilisée uniquement pour vous envoyer nos newsletters et informations concernant les activités de l’Institut Psychanalytique de l’Enfant et du Champ freudien.