par Christine Maugin
Reprendre l’enseignement de Jacques Lacan sur la question de la sexuation, m’a éclairée quant à la question du corps dans la psychanalyse.
Dans l’œuvre de J. Lacan, le corps est d’abord celui de l’image. C’est le moment du miroir que Lacan nommera comme fondateur du Je. Le « je suis » est ici l’image que je renvoie, avec un moi fait d’enveloppes identificatoires. L’enfant du miroir est celui qui se voit avant de se savoir comme être. Plus exactement, son être est celui de l’image. Son corps est un corps qui est vu : un corps du narcissisme. Cet Un du corps est un contenant d’imaginaire. Le corps du miroir est le corps avec lequel on se croit être.
Sur ce corps s’inscrit ce que nous avons travaillé précédemment autour de la différence sexuelle. Le nouage entre imaginaire et symbolique du corps, dans ce que l’on en voit et nomme, se rapporte à la présence ou à l’absence de l’organe ou d’appendice du genre. Il s’agit de ce que les enfants repèrent de ce qu’ils disent être fille ou garçon : il ou elle a les cheveux courts, longs, s’habille en princesse…
Dans Trois essais sur la théorie sexuelle, Sigmund Freud suggère que le corps est aussi le support de zones érogènes. La pulsion se trouve liée aux objets partiels. Ce corps pulsionnel se manifeste, par exemple, dans les souffrances des autistes lorsque ces zones érogènes sont trop stimulées. Ce corps est alors non plus celui de la bonne forme imaginaire, mais celui de l’informe libidinal, lié comme tel aux zones érogènes. Nous sommes ici sur le versant du réel du corps.
Au-delà du corps de l’image, il y a le corps symbolique, pris dans le langage. C’est le corps qui répond au langage de l’Autre, de la culture. C’est le corps qui s’articule à la demande de l’Autre, via le langage. Le corps symbolique réagit aux mots que l’Autre pose sur lui, ou que le sujet pense sur lui-même et dont le symptôme sera la connexion signifiante. Lacan prend le graphe du désir pour indiquer comment le langage a des effets sur le corps. Par exemple la demande d’amour insatisfaite chez le sujet hystérique a des effets notamment de conversion somatique.
Lacan va poursuivre cette élaboration en faisant valoir que le corps que l’on a – et non plus que l’on est – est celui de la jouissance. Il le repère déjà en étudiant le cas du petit Hans.
À partir d’un éprouvé de jouissance, celui-ci voit son angoisse prendre une tournure qui l’oblige à trouver une nouvelle réponse qui passe par la phobie. C’est lorsque le fait- pipi de Hans lui fait éprouver une jouissance dont il ne connaît pas la signification, que Hans est contraint de se construire un corps sexué répondant à cette énigme.
C’est aussi ce que Lacan repère du moment du Fort/da freudien. Lorsque l’enfant jette sa bobine, ce n’est pas parce qu’il métaphorise la perte de l’objet qu’est la mère, mais c’est bien plutôt parce qu’il s’agit d’une métaphorisation de ce petit bout de lui que Lacan nomme objet a. L’enfant se détache d’un petit morceau de son corps, mais pas tout à fait non plus. Par l’effet de la castration, l’objet a chu de son corps devient l’objet perdu dont la quête ne cesse pas de chercher à s’écrire et ne rencontre que l’impossible de l’écriture. Lacan déploie que cet objet chu est la cause de l’être du sujet. Á partir de cette découverte lacanienne, l’objet a, apparaît une nouvelle configuration du corps et de l’être. Ce n’est plus la visée de l’objet qui crée le sujet mais c’est l’objet a lui-même qui cause le sujet.
Le corps de la jouissance que Lacan interroge dans son dernier enseignement, délivre une nouvelle cartographie du corps. Ce corps là, on l’adore, dit Lacan, parce que l’on croit que l’on l’a. Ce corps de la jouissance prend appui sur le corps joycien. On se souvient que Joyce éprouve que son corps fiche le camp, il se sépare comme une pelure. C’est son amour propre qui chute à ce moment-là. Il perd le corps qu’il avait cru avoir. Il faudra que Joyce trouve appui sur la lettre pour réparer ce défaut de nouage de l’imaginaire. C’est ce que Lacan a nommé le sinthome, qui pour Joyce est un prolongement de son corps, hors–corps mais son corps tout de même.
Avec la question de la jouissance féminine, c’est l’éprouvé du corps qui donne au corps sa cartographie, la jouissance découpant ou unifiant ce corps. En prenant appui sur l’enseignement des mystiques pour éclairer cette notion, Lacan pourra dire que le corps c’est le corps en tant qu’il se jouit. L’éprouvé du corps, la jouissance éprouvée découpe le corps. Cette découpe qui part du corps, et plus précisément de son éprouvé de jouissance, donne au sujet un corps, celui qu’il a. Lacan le définit ainsi comme « LOM cahun corps et nan-na kun[1] ».
Dans ce dernier enseignement, le corps est celui du nouage entre réel, symbolique et imaginaire. D’où encore l’expression de parlêtre : celui dont la jouissance de son corps le fait être. Pour recentrer sur la question de la sexuation, qui est notre propos vers la JIE6, Lacan s’intéresse à ce corps qui jouit et fait être sexué, et formalise « les formules de la sexuation », à partir de la jouissance féminine. Il repère que de cette jouissance illimitée, bordée et en supplément de la jouissance phallique, les femmes l’éprouvent mais ne peuvent rien en dire. Éprouver ce supplément de jouissance dont on ne peut rien en dire, inscrit le sujet dans la position féminine. L’éprouvé de jouissance d’être Autre à soi-même, comme l’indique Lacan, dans son corps, pour le parlêtre qui l’éprouve, la fait femme.
[1] Lacan J., « Joyces le symptôme », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 565.