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ÊTRE SEXUÉ (2)*

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par Daniel Roy

 

Solitude et solidarité

Chaque un et chaque une des êtres par­lants se découvre por­teur de cette marque de dif­fé­rence que consti­tue le fait d’être sexué. C’est cette décou­verte, que nous avons dite, à suivre Freud et Lacan, tou­jours symp­to­ma­tique, qui voue chaque un et chaque une à la soli­tude. C’est comme cela que j’entends cette phrase de Lacan en 1974 : « L’être sexué ne s’autorise que de lui-même[1] ».

Cette dimen­sion spé­ci­fique à l’être par­lant, que Lacan vient à nom­mer comme « sexua­tion », la dis­tin­guant ain­si de toute idée de déve­lop­pe­ment, concerne cha­cun de ces êtres de deux façons :

  • Comment s’inscrit cette marque ?
  • Comment le sujet accueille-t-il cette décou­verte ? Ou plu­tôt : com­ment s’y fait-il une place ?

Mais le fait que l’être par­lant est d’abord un être par­lé, induit que la soli­tude de son ins­crip­tion dans la réa­li­té sexuelle se trouve plon­gée dans un dis­cours sexuel déjà consti­tué où existent de façon préa­lable « l’un et l’autre sexes[2] », comme signi­fiants incar­nés dans l’imaginaire des corps, d’une part, et d’autre part, arti­cu­lés dans la struc­ture sym­bo­lique de la famille. C’est cette soli­da­ri­té toute spé­ciale que j’entends quand Lacan com­plète sa phrase si per­cu­tante « l’être sexué ne s’autorise que de lui-même » par « et de quelques autres ».

Ce sont les par­ti­cu­la­ri­tés ini­tiales de cet impact du fait sexuel – comme faille à la fois creu­sant ce trou de « soli­tude » dans le corps propre et créant cette « soli­da­ri­té » avec les autres corps, que Freud a recueilli dans son expé­rience fon­da­trice comme « orga­ni­sa­tion géni­tale infan­tile[3] » et dont Lacan va à la fin de son ensei­gne­ment construire la logique avec l’écriture des for­mules de la sexua­tion. L’écriture a ici toute son impor­tance car elle est ce qui per­met d’aborder dans un même mou­ve­ment la cli­nique actuelle de l’enfant et les moyens d’intervention du psy­cha­na­lyste qui accom­pagne les « construc­tions en ana­lyse » de l’enfant.

 

La fonc­tion phal­lique : 𝚽(x)

L’inscription de cette marque que consti­tue le fait d’être sexué ne se fait pas sans perte. C’est ce double mou­ve­ment – marque signifiante/perte de jouis­sance – qui se condense dans l’écriture de la for­mule 𝚽(x) comme étant « la fonc­tion qui s’appelle la cas­tra­tion[4] ». « Ce que j’exprime par cette nota­tion 𝚽(x), c’est ce que pro­duit la rela­tion du signi­fiant à la jouis­sance. Cela veut dire que x ne désigne qu’un signi­fiant. Un signi­fiant, ça peut être cha­cun de vous, pré­ci­sé­ment au niveau mince où vous exis­tez comme sexués.[5] » Chacun vient se loger comme « argu­ment » dans cette fonc­tion en s’y fai­sant repré­sen­ter par un signi­fiant qui, pour lui, a valeur de jouis­sance. C’est ce qu’illustrent avec talent les meilleurs des livres pour enfant : Jojo la cas­tagne et Lulu la prin­cesse (ou l’inverse) sont plon­gés dans des aven­tures où ils ren­contrent le prix que ça coûte de s’inscrire sous ces signi­fiants, avec effets de pertes (et fra­cas) garan­tis, mais aus­si effets de gain à trou­ver dans ce trait, qui a été reçu de l’Autre, des res­sources pour s’en sépa­rer tout en en fai­sant usage. Cette opé­ra­tion se trouve au cœur de tous les sevrages, car ce sont les objets pul­sion­nels qui servent de mon­naie d’échange pour payer ce prix. C’est comme cela qu’un enfant apprend à comp­ter, tout en appre­nant à déchif­frer les marques signi­fiantes qui lui échoient et qu’il choi­sit. Au temps de l’adolescence, les termes actuels à forte valeur sexuelle ajou­tée LGBTQ etc. ont aus­si cette fonc­tion pour jeunes gens et jeunes filles au moment où ils ont à s’inscrire comme valeurs sexuelles dans un monde plus large que la famille.

Mais un point mérite ici d’être sou­li­gné, dans le fil de cette remarque de Lacan dans le Séminaire XVIII : « Le gar­çon ni la fille d’abord ne courent de risque que par les drames qu’ils déclenchent, ils sont le phal­lus pen­dant un moment[6] ». Cette iden­ti­fi­ca­tion au phal­lus qui fait de l’enfant/l’adolescent l’objet pré­cieux de la mère et/ou du père est une posi­tion de repli tou­jours dis­po­nible pour un enfant, et il n’est pas rare qu’elle fasse obs­tacle dans la cure d’un enfant pour « s’autoriser » les aven­tures de la phase phal­lique, où cette iden­ti­fi­ca­tion se trouve tou­jours contestée.

Cette pre­mière logique, déno­tée 𝚽(x), logique qui s’appuie sur le fait que tous les par­lêtres se défi­nissent comme tels d’être por­teur du trait « être sexué », trait de cas­tra­tion, n’est pas une assi­gna­tion ou un com­man­de­ment de l’Autre, cela prend la forme sub­jec­tive d’une prise de posi­tion : soit sou­te­nir cette logique, ou s’y sou­mettre, ou la nier, ou la dénon­cer, ou crier à l’injustice, se révol­ter etc. Ce moment de prise de posi­tion est un moment fon­da­men­ta­le­ment symp­to­ma­tique dans la vie d’un enfant, un moment de crise, qui marque cette aven­ture que consti­tue le fait de « se vivre comme sépa­ré », sépa­ré des satis­fac­tions liées aux pre­miers objets d’amour et de jouis­sance que sont le père et la mère. Le symp­tôme de l’enfant res­sor­tit tout entier de la façon dont il prend posi­tion quant au fait de se recon­naître d’un sexe, quant à l’existence d’un autre sexe et quant à la satis­fac­tion « sexuelle » qui vient tra­ver­ser son corps et s’y adjoindre de façon dys­har­mo­nique. « Prendre posi­tion » indique ici non pas la déci­sion d’une volon­té auto­nome, mais le fait qu’il y a dans la vie de l’enfant des car­re­fours, des lieux et des temps où il ren­contre des élé­ments nou­veaux, « dif­fi­ciles à inté­grer », qui font trou dans ce qui s’est tis­sé pour lui et qui font aus­si obs­tacles sur son che­min et face aux­quels il est seul, cher­chant l’appui de « quelques autres » pour s’autoriser à faire un pas de plus. C’est cela l’aventure, ou plu­tôt les aven­tures de l’enfance. Ces points-rencontre sont indexés par un affect qui ne trompe pas, c’est l’angoisse, qui est au cœur des symp­tômes de l’enfance. C’est tout cela qui se trace et s’énonce dans le moindre des­sin et le moindre jeu de l’enfant, c’est ce qui auto­rise le pra­ti­cien à se faire agent auxi­liaire des aven­tures du parlêtre.

 

Là où nos che­mins se séparent

Cette logique de la sexua­tion qui s’impose du fait sexuel, qui se pré­sente faus­se­ment comme uni­ver­sel alors qu’il est la marque du réel dont nous pro­ve­nons, ouvre à deux voies qui dif­fé­rent à par­tir de ce car­re­four sin­gu­lier dési­gné par Freud et par Lacan comme « la cas­tra­tion de la mère ». En effet cette décou­verte intro­duit dans la sub­jec­ti­vi­té cette nou­veau­té qu’il n’existe pas un des êtres par­lants qui ne soit sou­mis à la cas­tra­tion. Comment se faire une place dans les consé­quences de cette décou­verte, avec mon corps de fille ou mon corps de gar­çon : telle est la ques­tion qui se pose alors à l’enfant. C’est un second moment symptomatique.

Une des réponses pos­sibles est d’ériger le fait sexuel comme une loi uni­ver­selle : jusqu’à nos jours, cela s’est ins­crit comme la logique mas­cu­line, qui réunit les gar­çons en bande, c’est la logique d’Un sexe, un pour tous, tous pour un, le phal­lus. S’il s’agit à ce car­re­four d’abandonner les jouis­sances liées au père et à la mère pour « sau­ver le plus pré­cieux », cela consiste aus­si à s’avancer, gar­çon ou fille, dans l’aventure avec ses propres armes, mais dans cette voie l’on peut ren­con­trer à tout moment un boss, un qui fait excep­tion à cette loi « la cas­tra­tion pour tous », soit sous la figure du pro­tec­teur, du père Noël, ou, plus inquié­tante, du dic­ta­teur, du pro­fi­teur, capi­ta­liste ou petit père des peuples. Ce qui s’ignore au temps de l’enfance, c’est que cette figure de l’exception n’est pas exté­rieure au sujet, elle est le point réel qui pren­dra exis­tence dans son corps quand il aura à se confron­ter à la jouis­sance phal­lique et à l’objet qui cause son désir dans sa ren­contre avec un corps Autre. Plus fon­da­men­ta­le­ment, ce point réel de l’exception qui fonde la loi est logi­que­ment arti­cu­lé au choix ini­tial de pri­vi­lé­gier un « ça vaut pour tous » comme néces­saire pour contrer la contin­gence abso­lue du réel qui ne sait rien de nous.

Mais il existe une Autre voie qui consiste, certes à se recon­naître cas­tré, sépa­ré, mais pas tous ensemble, plu­tôt un par un, une par une, et cela ne vaut que d’être véri­fié à chaque fois, car il n’y a pas de loi qui dirait ce qui vaut pour tous. Ici se fonde la logique de l’Autre sexe, du sexe qui incarne l’altérité du sexuel, de par sa posi­tion sin­gu­lière qui dit que pas-tout n’est de l’ordre de la jouis­sance phal­lique, qu’il y a une Autre jouis­sance, qui ne dédaigne pas pour autant la jouis­sance liée au sexe, mais qui est situable de la parole dans son rap­port à l’Autre : c’est ce que Lacan a recon­nu, au-delà de Freud, comme la logique fémi­nine. D’autres aven­tures s’ouvrent là pour le sujet, fille ou gar­çon, qui s’y engage, aven­tures qui se déploient dans le Wonderland de l’Alice de Lewis Carroll, là où la limite est à inven­ter chaque fois qu’il n’y a pas de garan­tie préa­lable qui en indique ou en fixe le tracé.

Chaque enfant, dès sa venue au monde, apprend à se débrouiller, et à s’embrouiller, avec ces deux logiques, il les inter­roge, il les expé­ri­mente avec son propre corps et les met à l’épreuve sur ceux qui les incarnent, hommes et femmes, hommes ou femmes qui l’entourent, et qui eux-mêmes vivent ces aven­tures, cahin-caha…L’écriture par Lacan des quatre for­mules de la sexua­tion, qu’il croise avec les figures freu­dienne du père réel, de la mère cas­trée, et avec les posi­tions sexuées du gar­çon et de la fille, fait sur­gir une soli­da­ri­té « réelle » des corps par­lant, qui ne se fondent ni sur les liens sym­bo­liques de l’alliance et de la filia­tion, ni sur les pro­jec­tions ima­gi­naires sur des iden­ti­fi­ca­tions nor­mées – sans pour autant les nier –, une soli­da­ri­té qui prend acte du réel de cette dif­fé­rence dont chaque être par­lant porte la marque et dont les autres corps par­lants sont aus­si por­teurs. Dès l’enfance, filles et gar­çons en ana­lyse témoignent que c’est l’existence du sexe fémi­nin comme tel qui en fait signe, sur son propre corps (ou celui d’une « sem­blable ») pour une fille, sur le corps de la fille pour un garçon.

*Etre sexué (1) est paru dans le Zappeur 01.

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre xxi, « Les non-dupes errent », leçon du 9 avril 1974, inédit.

[2] Tel est le titre que Jacques-Alain Miller donne à la pre­mière par­tie du sémi­naire xix.

[3] Freud S., « L’organisation géni­tale infan­tile », La vie sexuelle, PUF, Paris, 1992, p. 114.

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre xix, …ou pire, texte éta­bli par J.-A. Miller, Paris, Seuil, coll. Champ Freudien, 2011, p. 33.

[5] Ibid., p. 32.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre xviii, D’un dis­cours qui ne serait pas du sem­blant, texte éta­bli par J.-A. Miller, Paris, Seuil, Coll. Champ Freudien, 2007, p. 34.

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