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Fillette : objet de fiction ou effet de réel ?

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par Valérie Bussières

 

La petite fille et le petit gar­çon ne « se recon­naissent comme êtres par­lants qu’à reje­ter cette dis­tinc­tion par toutes sortes d’identifications […] Logiquement, l’important est qu’ils se dis­tinguent. […] On les dis­tingue, ce n’est pas eux qui se dis­tinguent »[1]. Être gar­çon, être fille implique l’Autre sexe, l’altérité. L’être sexué exige l’être par­lant. Comment se dis­tingue la fillette ? Est-ce avec le concept d’objet et de jouis­sance que s’attrape la logique de la sexua­tion ? Et si les fillettes de fic­tion nous aidaient à dif­fé­ren­cier être et réel, à lire la sexuation ?

L’émergence de la fillette !

Le milieu du XIXè siècle voit fleu­rir trois per­son­nages de fillette : Cosette (1862) de Victor Hugo, Sophie (1859) de la Comtesse de Ségur et Alice (1865) de Lewis Carroll. Après-guerre, la lit­té­ra­ture opte pour la jeu­nesse et se dote de séries d’albums dont deux fillettes se dis­pu­te­ront l’espace : Martine (1954–2014) avec Gilbert Delahaye au sty­lo et Marcel Marlier au pin­ceau et Caroline (1953–2007) écrit par Pierre Probst.

Cosette et Martine, fillettes sages et douces, incarnent l’une la misère sociale, l’autre la bour­geoi­sie nais­sante. On passe du moins au plus. Cosette avec sa coiffe, son tablier et ses sabots, est une domes­tique. Quant à Martine, petite fille modèle, propre même quand elle se salit devient prin­cesse au cinquante-quatrième album !

Si Martine est le contre­point du per­son­nage de Sophie petite fille rétive au dres­sage, inven­tée par une com­tesse – Caroline s’inscrit dans la filia­tion de Sophie, toutes deux fillettes intré­pides, curieuses et indé­pen­dantes. S’approcher de cha­cune, nous enseigne sur cette faille entre les sem­blants que sont les signi­fiants « gar­çon » et « fille » et la jouis­sance qui s’y rat­tache. La sexua­tion, loin d’être un pro­ces­sus, est la concré­tion for­mée autour de cette faille [2]. Explorons alors la faille !

Garçon man­qué ou fillette sage : la sub­jec­ti­va­tion de l’avoir

Les albums de Martine et de Caroline tracent une répar­ti­tion entre la petite fille sage et le gar­çon man­qué qui s’axe sur un binaire de l’avoir. Comme le rap­pelle Jacques-Alain Miller l’existence ou la non-existence du pénis est sub­jec­ti­vée sur le mode de l’avoir. Pour Freud, cette sub­jec­ti­va­tion oriente le sujet [3]. Ce jeu du « j’ai » ou « j’ai pas » est à l’œuvre avec ces deux fillettes qui tentent de sor­tir de l’embrouille.

Après le suc­cès des albums de Tintin (1929), gar­çon aven­tu­rier et intré­pide, l’éditeur Casterman demande à Gilbert Delahaye –ouvrier typo­graphe, au talent de poète – d’imaginer les aven­tures d’une petite fille, ce sera Martine. Dans le même temps, l’éditeur Hachette demande à P. Probst de créer un per­son­nage gar­çon. Mais l’auteur opte pour une fille, Caroline ! Il s’inspire de la sienne, un gar­çon man­qué ! Les vives cou­leurs des illus­tra­tions des albums de Caroline s’opposent aux tons pas­tel de Martine dont le monde doux et mièvre contraste avec les aven­tures incroyables de celle qui porte salo­pette rouge et bas­kets. Si Caroline a des allures de chef­taine scout, Martine est une éco­lière, tour à tour appren­tie dan­seuse ou petite maman en robe rose à col Claudine. L’étude des albums La mai­son de Caroline et Martine à la mai­son (1963), révèle com­ment dif­fère le trai­te­ment du signi­fiant « fillette ». Caroline qui vient d’acquérir une mai­son à la cam­pagne, s’improvise alors chef de chan­tier et retape la fer­mette. Martine, en bonne ména­gère, s’occupe de sa mai­son, passe l’aspirateur, fait la vais­selle, cui­sine, lave le linge… À par­tir des années quatre-vingt, le per­son­nage de Martine est cri­ti­qué tant il rem­plit les sté­réo­types du genre à la per­fec­tion, alors la fillette se rha­bille : elle enfile le pan­ta­lon. Les indices de l’apparence « gar­çon » ou « fille » tentent de faire le tri au niveau du genre. Mais les iden­ti­fi­ca­tions sexuelles déterminent-elle l’être sexué, le choix de jouis­sance du sujet ?

La petite fille comme objet absolu

De l’objet-enfant ersatz au manque phal­lique au « pas tout » pour la mère que doit être l’enfant, la fillette divise ou comble [4]. Avec Alice, petite fille réso­lu­ment moderne, la ques­tion de la mas­ca­rade fémi­nine n’était pas au centre des pré­oc­cu­pa­tions de l’auteur qui écri­vait à son illus­tra­teur, John Tenniel : « Ne l’affublez donc pas de tant de cri­no­lines ». Alice met plu­tôt en exergue l’accès à la logique et nous l’enseigne ! L’œuvre d’Alice donne la preuve du réel, le récit ouvre sur la pul­sion et nous per­met d’approcher la logique de la sexua­tion, c’est à dire cette posi­tion fémi­nine « pas toute phal­lique ». La fillette, lec­trice du tableau de la sexua­tion du couple de ses parents [5], future femme – un homme comme les autres – peut se pla­cer sous le signi­fiant phal­lique mais dans son rap­port au lan­gage, ce corps par­lant entre­tient un rap­port avec la jouis­sance Autre.

Dans son hom­mage ren­du à Lewis Carroll, Lacan déclare : « Seule la psy­cha­na­lyse éclaire la por­tée d’objet abso­lu que peut prendre la petite fille » et ajoute « elle incarne une enti­té néga­tive »[6]. Le moins la défi­nit. Pas sans lien, Lacan, com­men­tant le tableau des Ménines de Velasquez, indi­que­ra : « l’Infante, la petite fille, la girl, en tant que phal­lus qui est ceci aus­si bien, que tout à l’heure je vous ai dési­gné comme la fente »[7]. Finalement « Les petites filles ne sont plus seule­ment des images de la sagesse à édu­quer pour ren­con­trer un mari, Alice est sub­ver­sive et plus contem­po­raine que Cosette. Alice cause. Elle inter­roge les impasses de la logique. Elle ne se laisse pas réduire à l’image qui la repré­sente donc le phal­lus »[8].

Objet abso­lu, Alice – fillette de fic­tion – nous dit son éprou­vé. À la jouis­sance infi­nie s’accorde l’objet éro­to­ma­niaque, objet « qui a la forme de l’Autre bar­ré, […] l’Autre qui parle »[9]. La jouis­sance fémi­nine a deux faces celle du corps et celle de la parole. Si la jouis­sance fémi­nine est la jouis­sance comme telle, alors l’être par­lant, la fillette qui cause comme Alice, s’inscrit du côté de l’objet a, réel de la jouis­sance. Ainsi le per­son­nage d’Alice est-ce « l’effet de réel dans la fic­tion »[10]

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …Ou pire, Paris, Seuil, 2011, p. 15–16.

[2] Roy D., « Être sexué », Zappeur, publié le 1/06/2020 sur le site de l’institut de l’enfant.

[3] Miller J.-A., « Cours d’orientation laca­nienne. De la nature des sem­blants », ensei­gne­ment pro­non­cé dans le cadre du dépar­te­ment de l’université Paris 8, cours du 12 février 1992, inédit.

[4] Miller J.-A., « L’enfant et l’objet », La petite girafe, n°18, 2004, p. 7.

[5] Haberberg G., Leclerc-Razavet E., Winterbert D., Père-version et consen­te­ment, Harmattan, 2020.

[6] Lacan J., « Hommage ren­du à Lewis Carroll », Ornicar ?, no50, 2002, p. 9.

[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XIII, « L’objet en psy­cha­na­lyse », leçon du 25 mai 1966, inédit.

[8] Sophie Marret-Maleval, inter­viewée par Anne-Cécile Le Cornec, dis­po­nible en ligne : https://​ins​ti​tut​-enfant​.fr/​z​a​t​e​l​i​e​r​s​-​v​i​d​e​os/

[9] Miller J.-A. « Un répar­ti­toire sexuel », La Cause freu­dienne, no40, 1999 p. 18.

[10] Miller J.-A., « La jouis­sance fémi­nine n’est-elle pas la jouis­sance comme telle ? », Quarto, no122, 2019, p. 13.

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