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La petite fille et le manque

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par Maryse Roy

Nous allons ren­con­trer deux petites filles, la pre­mière a deux ans — Lacan la pré­sente dans le Séminaire, livre IV, La rela­tion d’objet —, la deuxième vient me voir depuis quelques mois, elle a cinq ans et demi.

La petite fille et la boite à cigares 

Nous la ren­con­trons dans l’article de Karl Abraham dont Lacan fait l’éloge, article paru en 1920 sous le titre « Manifestations du com­plexe de cas­tra­tion chez la femme [1]».

Abraham fait valoir que la décou­verte par la fille de l’organe mas­cu­lin lui inflige une bles­sure nar­cis­sique mais que, face à ce dom­mage, elle s’agrippe comme à une évi­dence dans l’attente qu’un organe mas­cu­lin fini­ra par lui pousser.

A l’appui de ses thèses Abraham donne l’observation d’une petite fille de deux ans. Un jour, alors que ses parents prennent le café, celle-ci se dirige vers une boite à cigares posée sur une petite table basse. Elle l’ouvre, prend un cigare et l’apporte à son père, puis elle retourne à la boite et en apporte un à sa mère aus­si. Elle prend ensuite un troi­sième cigare et le met entre ses jambes. Sa mère remet les trois cigares dans la boite. L’enfant attend un ins­tant et répète le même jeu. La repro­duc­tion du jeu exclut le rôle du hasard. Pour Abraham sa signi­fi­ca­tion est claire : l’enfant a doté sa mère d’un organe mas­cu­lin sem­blable à celui de son père. Ce qui lui per­met d’en attendre un pour elle-même dans l’avenir. Abraham inter­prète la scène dans le registre du manque à avoir, au fond pour Abraham la petite fille, avec le cigare, désigne le manque et y supplée.

J. Lacan donne une autre inter­pré­ta­tion à cette scène. Il regrette qu’Abraham ne l’ait pas com­men­té de façon plus articulée.

Avant d’entrer plus direc­te­ment dans la logique de l’articulation que fait valoir Lacan je vous pro­pose de reve­nir sur ce qui char­pente son pro­pos dans le cha­pitre où nous ren­con­trons cette petite fille, cha­pitre que J.-A. Miller a inti­tu­lé « Le phal­lus et la mère inas­sou­vie [2] ».

Dans ce der­nier cha­pitre de cette par­tie du Séminaire que J.-A. Miller a inti­tu­lé « Théorie du manque d’objet », Lacan a don­né la matrice du manque d’objet avec les trois moda­li­tés castration-privation-frustration. Lacan revient sur la ques­tion de la frus­tra­tion et pour ce faire reprend ce qu’il avait déve­lop­pé à pro­pos du Fort-Da dans Les écrits tech­niques de Freud. Dans ce jeu de présence-absence, il avait alors dans un pre­mier temps mis l’accent sur le fait que la par­tie se joue avec la mère ins­ti­tuée dans son sta­tut sym­bo­lique par l’alternance signi­fiante qui accom­pagne le jeu de la bobine, bobine avec laquelle l’enfant joue le jeu du départ et du retour de la mère.

Maintenant, Lacan intro­duit une ques­tion nou­velle : « Que se passe-t-il si, à l’appel du sujet, la mère ne répond plus ? [3]» et y donne sa réponse : elle appa­raît comme une puis­sance sus­cep­tible de don­ner ou non l’objet. L’objet ne vaut pas tant pour la satis­fac­tion qu’il appor­te­rait mais en tant que signe du don de la mère, signe de son amour dont elle fait don par sa pré­sence. Lacan avec la frus­tra­tion démontre d’une part com­ment l’objet réel qui satis­fait un besoin devient sym­bo­lique et d’autre part il met l’amour et le don au cœur de la rela­tion mère-enfant.

Par ailleurs nous trou­vons dans ce cha­pitre une figure de la mère toute-puissante : « la mère inas­sou­vie » et cor­ré­la­ti­ve­ment, du côté de l’enfant « le laby­rinthe où le sujet se perd et peut même venir à être dévoré ».

L’issue s’articule autour du phal­lus : « Le fil pour en sor­tir est don­né par le fait que la mère manque de phal­lus, que c’est parce qu’elle en manque qu’elle le désire, et que c’est seule­ment en tant que quelque chose lui donne, qu’elle peut être satis­faite [4] ». Le manque est ici le désir majeur et il s’agit de savoir com­ment l’enfant réa­lise que sa mère toute-puissante manque fon­da­men­ta­le­ment de quelque chose : « C’est tou­jours la ques­tion de savoir par quelle voie il lui don­ne­ra cet objet dont elle manque et dont il manque tou­jours lui-même [5] ».

Revenons à la petite fille et la boite de cigares. Quelle inter­pré­ta­tion en donne Lacan ?

Il indique quatre temps logiques :

1) Son geste de mettre le cigare entre ses jambes indique que cet objet sym­bo­lique lui manque, elle mani­feste par là le manque.

2) C’est à ce titre, donc en tant qu’il manque, qu’elle l’a don­né d’abord au père, c’est-à-dire à celui à qui il ne manque pas.

3) Ainsi elle indique ce en quoi elle peut le désirer.

4) Pour satis­faire celle à qui il manque, sa mère.

Lacan fait valoir ici chez la petite fille non pas tant la répa­ra­tion d’un manque à avoir mais son désir de don­ner le phal­lus à sa mère ou d’en don­ner un équi­valent, tout comme si elle était un petit garçon.

Mais res­ter dans cette posi­tion lui fait cou­rir le risque du conflit nar­cis­sique, c’est-à-dire de n’être jamais à la hau­teur et de tom­ber dans le gouffre de « la régres­sion » qui fait sur­gir la figure de la mère inas­sou­vie : « le trou béant de la tête de Méduse, figure dévo­rante que l’enfant ren­contre comme issue pos­sible dans sa recherche de la satis­fac­tion de la mère [6] ».

 

La petite fille et la princesse

Elle vient car c’est dif­fi­cile avec sa maman, de nom­breuses situa­tions de la vie quo­ti­dienne sont occa­sion de cris et de crises, les sépa­ra­tions sont sou­vent difficiles.

La prin­cesse l’accompagne à chaque séance,  elle est au cœur de scé­na­rii dans les­quels elle est en riva­li­té avec la sor­cière, ver­sion d’une mère méchante qui tient la prin­cesse enfer­mée ou qui, dans une autre scène, donne le choix à la prin­cesse d’être man­gée ou d’être méchante.

Dessinant le contour de sa main, elle iden­ti­fie une pieuvre et nomme ses bras, ses jambes et le zizi ! Elle écrit pour la pre­mière fois son prénom.

Lors d’un entre­tien avec son père où il évoque un apai­se­ment, elle lui des­tine le des­sin d’une prin­cesse et s’amuse en m’adressant un « Au revoir Monsieur ! ».

Après la venue de son père, le roi et la reine se joignent à la prin­cesse, celle-ci écoute le roi lorsqu’il lui dit non, sauf lorsqu’elle ne l’entend pas ! Cette prin­cesse donne de l’argent à la reine. Par la suite la prin­cesse sera moins présente.

« J’ai deman­dé du rouge à lèvre à maman… mais je me suis dit dans ma tête : pour­quoi j’ai deman­dé du rouge à lèvres ? ». Elle des­sine une fille, je remarque qu’elle n’a pas de jambes. « Elles sont sous la jupe » dit Eva.

La petite fille est assez libre dans l’usage des sem­blants, elle sait faire usage du phal­lus qui désigne le manque, elle sait s’en ser­vir, mais cela ne la laisse pas tran­quille. Dans ce qui est en jeu avec sa mère quelque chose se pré­sente sous les moda­li­tés d’un « ne cesse pas ». La ques­tion qui lui revient, à savoir pour­quoi elle a deman­dé le rouge à lèvre à sa mère, fait signe d’une énigme qui fait trou pour elle. Trou qu’elle avait évo­qué lorsque je lui avais deman­dé si elle fai­sait des cau­che­mars. Eva avait alors par­lé de ses dou­dous, elle en avait plein dans le coffre, mais il y a un trou et ils tombent ; il y a un trou dans le mur, dans son lit … Elle se sou­vient de cau­che­mars où un loup, un ours veulent la manger !

 

*Image : Pierre Auguste Renoir, La Petite Fille à L’Arrosoir, 1876. National Gallery of Art.

[1] Abraham K., Développement de la libi­do, Œuvres com­plètes 2, Paris, Payot, 1977, pp.   103–104.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La rela­tion d’objet, Paris, Seuil, 1994.

[3] Ibid., p. 68.

[4] Ibid., p. 190.

[5] Ibid., p. 193.

[6] Ibid., p. 195.

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