Le double pouvoir des pokémons
par Morgane Léger
D’abord apparu chez Nintendo en 1996 sous la forme du jeu vidéo Pocket monster, l’univers des pokémons (contraction de Pocket et monster) s’est rapidement décliné sous forme d’animés, de cartes et de mangas.
Notons au passage qu’en commercialisant les cartes pokémon, Nintendo revient à son commerce d’origine puisqu’à ses débuts, la firme a été créée pour vendre des hanafudas, cartes dessinées par Fusajiro Yamaushi, qui ont très vite remportées un vif succès.
Les pokémons sont des animaux imaginaires, dotés de pouvoirs et de la possibilité, pour certains, de se transformer. Ce sont des sortes de chimères, inspirés des yokais, créatures folkloriques japonaises datant du 12ème siècle. Garçons et filles, appelés dresseurs, parcourent le pays afin de capturer les pokémons et de les dresser pour les faire se combattre dans des arènes. Ces animaux monstrueux sont transportés par leur dresseur dans des pocketball.
Le plus connu des pokémons est vraisemblablement Pikachu, un des premiers et sans doute le plus emblématique. Quasi équivalent de Mickey Mouse, il est devenu un pokémon qui n’est plus utilisé dans le jeu mais qui en est le représentant. Aurions-nous mis la main sur l’au-moins-un des pokémons ?
Un phénomène planétaire et social
Les Pokémons, comme d’autres cartes à collectionner (les cartes paninis par exemple) permettent de faire lien social entre petits autres. Pour les Pokémons, cela prend une couleur singulière : l’enfant se déplace avec son paquet de cartes, fier de compter dans sa collection des pokémons légendaires c’est-à-dire rares et/ou puissants. Les cartes se comparent, s’échangent, se perdent, voire se volent et peuvent parfois faire l’objet d’« arnaques », comme me l’expliquaient plusieurs jeunes patients. Leur circulation relève ainsi du registre symbolique avec la possibilité de duper l’Autre ou de se faire duper en proposant d’échanger des cartes qui n’ont pas la même valeur.
Face au succès retentissant que l’univers des pokémons connait chez les enfants, certains adultes témoignent de la dimension énigmatique que constituent ces cartes pour eux. Des parents de jeunes patients, devant l’enthousiasme de leur enfant, pouvaient ainsi me faire part de leur perplexité : « je n’ai toujours pas compris comment on joue avec ces cartes ! ».
Pour autant, de jeunes patients peuvent témoigner en séance de l’usage singulier qu’ils font des pokémons.
Des usages singuliers
Plusieurs jeunes patients m’expliquaient récemment en quoi consistait, pour eux, l’intérêt de ces cartes : non dans le dessin du pokémon ou dans le petit texte décrivant en quelques mots son histoire, mais plutôt dans le type de carte (normale, V, Vmax, Gx, X, Ex) et les chiffres sur la carte : points de vie (PV), points d’attaque, de résistance, de faiblesse et de retraite. Ces chiffres servent à effectuer des combats entre cartes pokémons : soit « des combats amicaux où tu récupères tes cartes », soit « des combats mortels où tu perds ta carte quand tu as perdu le combat contre la carte de l’adversaire ».
La rareté de la carte dépend du type de carte : plus une carte est rare, plus elle a de la valeur, comme en témoigne les 226 000 dollars dépensés récemment par le rappeur Logic pour acquérir la carte pokemon Dracaufeu 1ère édition.
L’insistance du chiffrage dans ces cartes semble ainsi constituer un reflet de l’époque moderne « marqué[e], dit Jacques-Alain Miller, par l’emprise croissante du chiffre, du comptage : on veut tout quantifier. Or, le principe du tout-chiffrage, c’est le Un »[1].
Pour autant, le succès des Pokémon tient-il uniquement à la dimension insistance du chiffrage propre à ces cartes ?
Un pouvoir métonymique
Les évolutions des pokémons semblent également constituer un élément central dans leur succès retentissant. Ils peuvent se transformer suite à un combat particulièrement difficile, en présence d’un objet spécifique mais également devant les marques de tendresse du dresseur ou au contraire lorsqu’ils sont échangés contre un autre pokémon entre dresseurs.
Il existe trois niveaux d’évolution nommés sur les cartes : base, niveaux 1 et 2. Ainsi, Pikachu est un pokémon de niveau 1 ayant pour base Pichu, Pikachu évolue et se transforme en Raichu.
La culture japonaise est empreinte de cette dimension transformiste dans laquelle la métonymie est prépondérante. Nous en avons de très beaux exemples dans les films de Miyazaki. Par exemple, dans Le voyage de Chihiro, les parents de la petite fille sont transformés en cochons après s’être bâfré de façon bestiale.
Un jeune patient de 6 ans construit en séance une fiction en appelant « descendance » les pokémons qui ont évolué et il fait l’hypothèse que les pokémons qui n’évoluent pas ont fait le choix d’être « castrés » pour devenir plus forts. Ici, l’univers des pokémons permet à l’enfant d’élaborer sa théorie sexuelle.
Lacan nous enseigne que le semblant phallique n’est pas l’unique étalon qui permet à un petit sujet de traiter la différence sexuelle. L’enfant peut prendre appui sur des objets plus-de-jouir dont il se sert comme d’objets ambocepteurs pour opérer une séparation avec l’Autre. La clinique nous enseigne combien les cartes pokémons font partie de ces nouveaux objets hors-corps sur lesquels l’enfant peut prendre appui pour poser ses questions
Un autre enfant qui m’explique son intérêt pour les combats et l’évolution des pokémons arrête ses propos pour mimer quelques secondes le combat ou la transformation du pokémon. Il me semble qu’ici, avec les pokémons l’enfant tente de cerner ce qui, dans son corps, se jouit et ne peut se dire. Ils constituent un appui pour subjectiver ce qui s’agite de pulsionnel dans son corps.
Nous pouvons faire l’hypothèse que la dimension évolutive des pokémons permet à certains enfants un traitement de la jouissance qui ne trouve pas à se loger dans l’Autre du signifiant et qui, telle la métonymie, ne cesse de se déplacer.
Le succès des pokémons tient-il à ce double mouvement ? D’un côté, le chiffrage comme symptôme du « côté exorbitant de l’émergence de cet Un »[2] ; de l’autre, la dimension transformiste des pokémons permettant d’attraper la part du corps comme vivant qui excède à la signification phallique. La jouissance peut circuler entre ces deux dimensions qui ne s’excluent pas.
[1] Les prophéties de Lacan, entretien de Jacques-Alain Miller pour Le point, 18 août 2011, internet
[2] J. Lacan, séminaire … ou pire, Livre XIX, texte établi par Jacques-Alain Miller, Champ freudien, p 110