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Le petit Hans : fille de 2 mères

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Par Guillaume Libert

 

Avant même sa venue au monde, l’enfant est plon­gé dans un monde sexué. La décou­verte de la cas­tra­tion mater­nelle au moment où « il aura à se confron­ter à la jouis­sance phal­lique et à l’objet qui cause son désir dans sa ren­contre avec uncorps Autre [1]», met l’enfant face à la dif­fé­rence des sexes et l’amène à prendre position.

Que nous apprend le petit Hans, dont la pho­bie d’être mor­du par un che­val sur­git alors qu’il est âgé de 5 ans, sur la sexua­tion de l’enfant ? Par quelle voie en vient-il à s’assumer comme être sexué ?

L’Œdipe freu­dien

C’est à l’aune du com­plexe de cas­tra­tion et du com­plexe d’Œdipe que Sigmund Freud inter­prète la pho­bie de ce jeune gar­çon. Il déploie pour cela les mul­tiples signi­fi­ca­tions incons­cientes conden­sées par les signi­fiants che­val et mor­sure. Préalablement à l’éclosion de la pho­bie, Hans avait en effet enten­du un homme dire à son enfant : « ne donne pas ton doigt au che­val sans ça il te mor­dra [2]». Un doigt por­teur de désir envers une mère à laquelle il avait deman­dé à pro­pos de son fait-pipi : « Pourquoi n’y mets-tu pas le doigt ? [3]».

La décou­verte de l’absence de pénis de sa mère confirme une dif­fé­rence des sexes qui pré­oc­cupe Hans depuis long­temps. L’angoisse de cas­tra­tion et le refou­le­ment qui en résultent s’appuient pour Freud sur une menace pro­fé­rée 15 mois plus tôt, mais res­tée jusqu’alors sans effet. Tandis qu’Hans se tou­chait le sexe, sa mère lui avait dit : « Si tu fais ça, je ferai venir le Dr A… qui te cou­pe­ra ton fait-pipi [4]».

La peur d’être mor­du repré­sente ici une angoisse de rétor­sion par le père pour les dési­rs œdi­piens d’Hans. En se sub­sti­tuant au père, le che­val donne un objet à l’angoisse. Mais si elle vient limi­ter la jouis­sance, cette pho­bie des che­vaux qui cloue Hans à la mai­son lui per­met de res­ter auprès de sa mère. La pho­bie du petit Hans vient ain­si à l’appui de la concep­tion freu­dienne du symp­tôme comme for­ma­tion de com­pro­mis, « indice et sub­sti­tut d’une satis­fac­tion pul­sion­nelle qui n’a pas eu lieu [5]».

En per­met­tant la venue à la conscience des dési­rs incons­cients, Freud obtient la réso­lu­tion du symp­tôme et se satis­fait de l’issue fan­tas­ma­tique trou­vée par le petit Hans quant à l’assomption de son sexe : se marier à sa mère et marier son père à sa grand-mère, façon de rendre ce der­nier inoffensif.

La méta­phore pater­nelle lacanienne

Dans le Séminaire IV, La rela­tion d’objet, Jacques Lacan se centre, quant à lui, sur le com­plexe de cas­tra­tion au détri­ment d’un com­plexe d’Œdipe qu’il consi­dère comme un mythe. La mor­sure du che­val n’est plus sim­ple­ment sub­sti­tut de l’angoisse d’une rétor­sion pater­nelle, mais une menace bien davan­tage liée au désir de sa mère lorsque se dévoile pour le petit Hans la cas­tra­tion de celle-ci. Il s’agit là du désir de la mère en tant que femme dont l’insatisfaction liée au signi­fiant phal­lique fait d’elle un être de manque ; manque « qui s’écrit (-φ) [6]». En rap­pro­chant ce désir mater­nel d’un appé­tit[7], Lacan fait d’elle une figure dévo­rante. Et avec l’apparition de ce que Jacques-Alain Miller nomme le phal­lus réel – ses pre­mières érec­tions et la nais­sance de sa petite sœur qui consti­tuent « les deux élé­ments désta­bi­li­sa­teurs de sa posi­tion [8]» –, sur­git la pho­bie du petit Hans. L’enfant comme sub­sti­tut du manque phal­lique de la mère[9] constate alors son insuf­fi­sance à col­ma­ter ce trou, dévoi­lant par là son propre manque. L’angoisse face au désir de cette mère inas­sou­vie pousse alors le petit Hans à l’invention pour sor­tir de cette rela­tion de dévo­ra­tion ima­gi­naire. D’abord par le symp­tôme, avec la pho­bie de la mor­sure du che­val, puis par ses construc­tions fantasmatiques.

Alors en pleine éla­bo­ra­tion de la méta­phore pater­nelle, Lacan conçoit la pho­bie du che­val comme un appel au Nom-du-Père afin « que le pou­voir sym­bo­lique du signi­fiant père se sub­sti­tue au pou­voir ima­gi­naire de la mère [10]» en déli­vrant à cet angois­sant désir mater­nel sa signi­fi­ca­tion phal­lique. Mais la carence d’un père trop tendre ne lui per­met pas de pous­ser la méta­phore pater­nelle à son terme[11].

La suc­ces­sion de deux fan­tasmes, celui du dévis­sage par le plom­bier d’une bai­gnoire[12] qui sym­bo­lise la mère, puis celui du der­rière et du fait-pipi d’Hans[13], lui per­met de faire entrer cette mère comme élé­ment mobile dans l’ensemble du sys­tème signi­fiant[14]. Mais si son pénis lui est enle­vé par cette opé­ra­tion, Lacan sou­ligne qu’il n’est pas ren­du à Hans sous une forme sym­bo­lique[15].

En l’absence du tiers qu’il n’a pas trou­vé chez son père, le petit Hans va alors en pas­ser par « une déri­va­tion fémi­nine du Nom-du-Père [16]», la grand-mère pater­nelle qui fait la loi au père deve­nant le sou­tien de l’autorité symbolique.

À l’issue de la cure, Hans occupe ain­si une posi­tion fémi­nine en tant que « fille de deux mères [17]» et « s’instaure […] dans une pater­ni­té […] ima­gi­naire [18]», soit comme père fan­tas­ma­tique capable d’engendrer, signant pour Lacan le fait que tout n’est pas assu­mé de la posi­tion rela­tive des sexes[19].

Un choix de sexuation …

En en pas­sant par une autre voie qu’un com­plexe de cas­tra­tion « ortho­doxe » qui abou­tit à la signi­fi­ca­tion phal­lique[20], le petit Hans reste sous la domi­na­tion de la mère[21] et n’intègre sa mas­cu­li­ni­té que par iden­ti­fi­ca­tion au phal­lus mater­nel, deve­nant par là une sorte de fétiche[22]. Et Lacan de pré­ci­ser que le petit Hans « aura retrou­vé la forme hété­ro­sexuelle typique de son objet, n’empêche que […] le par­te­naire fémi­nin n’aura pas été engen­dré à par­tir de la mère, mais à par­tir des enfants ima­gi­naires qu’il peut faire à la mère, eux-mêmes héri­tiers de ce phal­lus autour duquel a tour­né tout le jeu pri­mi­tif de la rela­tion d’amour, de cap­ta­tion de l’amour, à l’endroit de la mère [23]».

Si l’hétérosexualité du petit Hans nous indique son choix d’objet, il est pour­tant dans une posi­tion fémi­nine, choix d’objet et choix de sexua­tion ne se confon­dant pas. Son rap­port au phal­lus indique-t-il qu’Hans n’est pas-tout pris dans la fonc­tion phal­lique et s’inscrit côté femme du tableau de la sexua­tion[24] ? Comme le sou­ligne J.-A. Miller, « nous ren­con­trons la double mère chaque fois que la méta­phore pater­nelle se réa­lise avec les élé­ments fémi­nins de l’histoire du sujet [25]», ce qui est le cas chez André Gide qui « jouit de son pénis comme une femme, débor­dant de jouis­sance [26]». Mais nous n’en savons pas suf­fi­sam­ment sur le mode de jouis­sance du petit Hans une fois la pho­bie dis­pa­rue. La com­pa­rai­son s’arrête là et la ques­tion de la sexua­tion du petit Hans reste ouverte.

Ce choix de sexua­tion du sujet, Lacan le for­ma­li­se­ra quinze ans après son qua­trième sémi­naire en ne se cen­trant plus sur la rela­tion à la cas­tra­tion comme manque d’objet, mais sur la jouis­sance qu’il y a. Les for­mules de la sexua­tion sont des for­mules de l’identification sexuelle pri­mor­diale qui viennent à place de l’absence d’écriture du rap­port sexuel[27]. Le phal­lus n’est plus seule­ment sym­bo­lique ou ima­gi­naire, mais conçu comme une fonc­tion dis­tri­buant du côté de ceux qui se disent homme et du côté de celles qui se disent femme, donc en l’absence de tout réfé­ren­tiel ana­to­mique, des modes de jouis­sance sans rap­port l’un avec l’autre. Le sexuel qui fait trau­ma­tisme amène le sujet à la sexua­tion, à une prise de posi­tion concer­nant cette logique de la fonc­tion phal­lique qui implique une perte de jouis­sance, une limite, en quoi cette fonc­tion « s’appelle la cas­tra­tion [28]».

Ainsi en est-il du petit Hans qui déniait ini­tia­le­ment la dif­fé­rence des sexes, consi­dé­rant que tout être vivant à un fait-pipi. L’effraction d’une jouis­sance phal­lique pas sans lien avec sa mère et la nais­sance de sa sœur, l’a mené à ce car­re­four que consti­tue la décou­verte de la cas­tra­tion mater­nelle. Si la cas­tra­tion ne s’opère pas chez Hans à la façon conven­tion­nelle conçue par le Lacan du Séminaire IV, il use tou­te­fois des sem­blants « homme » et « femme » pour trou­ver une iden­ti­fi­ca­tion sexuelle « qui habillent un choix d’une jouis­sance liée au sexe [29]». Et si le binaire signi­fiant homme/femme est insuf­fi­sant à dire la jouis­sance en excès dans le corps car elle « neu­tra­lise toutes les autres dif­fé­rences et rend inac­ces­sibles les corps par­lants dans la contin­gence et la non uni­ver­sa­li­té de leur orga­ni­sa­tion [30]», avec la logique des for­mules de la sexua­tion, la dif­fé­rence sexuelle est abor­dée par la sin­gu­la­ri­té des modes de jouir et inclut à ce titre le symptôme.

… pas sans le symptôme

Dans la confé­rence de Lacan sur le symp­tôme, ce sont des débris de lan­gage véhi­cu­lant le désir de l’Autre qui per­cutent le corps de l’enfant et y laissent une trace de jouis­sance. Ces signi­fiants asé­man­tiques, car iso­lés d’une chaîne signi­fiante, com­posent la langue par­ti­cu­lière du sujet, sa lalangue dans laquelle « réside la prise de l’inconscient [31]». Celle-ci consti­tue le sup­port moté­riel du symp­tôme. En se fai­sant socle d’un lan­gage qui char­rie le sens, cette lalangue vient faire la réunion, « la coa­les­cence […] de cette réa­li­té sexuelle et du lan­gage [32]». Quand le sym­bo­lique per­met­tait une néga­ti­va­tion de la jouis­sance dans l’enseignement anté­rieur de Lacan, le lan­gage devient ici appa­reil de jouissance.

Cette coa­les­cence se fait « sur le tard [33]», lorsque sur­git cette réa­li­té sexuelle qui fait trau­ma[34]. Ainsi en va-t-il de cette jouis­sance phal­lique que le petit Hans res­sent comme étran­gère. Le sym­bo­lique défaille en effet à dire la jouis­sance sexuelle, engen­drant un « lap­sus du nœud [35]» bor­ro­méen au joint du réel et du sym­bo­lique. Pour sup­pléer à ce trou dans le sym­bo­lique et per­mettre un nouage à même de ser­rer la jouis­sance du sujet, un qua­trième rond de ficelle est néces­saire. De ce point de vue bor­ro­méen, le Nom-du-Père qui assu­rait cette sup­pléance se réduit à une fonc­tion de nomi­na­tion, ce qui implique une plu­ra­li­sa­tion des Noms-du-Père et conduit Lacan « à for­mu­ler que le Nom-du-Père n’est pas plus qu’un symp­tôme [36]».

Avec sa face de sens et sa face de jouis­sance, le symp­tôme indexe cette coa­les­cence du réel et du sym­bo­lique, et peut ain­si assu­rer cette fonc­tion de nouage.

Comme l’illustre le cas du petit Hans, cette lalangue sur laquelle se fonde ce néces­saire symp­tôme est affaire de contin­gence. Alors que Hans jouait au che­val avec ses cama­rades, il dit avoir enten­du « wegen dem Pferd ! » (à cause du che­val) quand les enfants criaient « Wägen dem Pferd ! » (voi­tures à che­val)[37]. A par­tir de cette méto­ny­mie basée sur une homo­pho­nie entre Wägen et wegen, Hans en vient alors à incar­ner l’angoissante jouis­sance phal­lique « dans ce che­val qui piaffe, qui rue, qui se ren­verse, qui tombe par terre [38]». Le che­val, « éle­vé au rôle d’emblème de la ter­reur [39]», vient don­ner du sens à l’énigme du sexuel qui le taraude et four­nir un objet à son angoisse. Réel, Symbolique et Imaginaire trouvent ici à se nouer par l’entremise de sa phobie.

Mais que le signi­fiant che­val sup­porte les dési­rs incons­cients n’est pas un hasard. Avant l’éclosion de sa pho­bie, « les che­vaux étaient, de tous les grands ani­maux, ceux qui inté­res­saient le plus Hans ; jouer au che­val était son jeu pré­fé­ré avec ses petits cama­rades [40]» et son père avait le pre­mier ser­vi de che­val à Hans. Il y eut éga­le­ment la contin­gence de la ren­contre avec le che­val qui tombe en fai­sant du cha­ri­va­ri avec ses pieds.

Avec Lacan, le petit Hans, nous apprend ain­si que c’est avec un symp­tôme à nul autre pareil, dont sa lalangue est le sup­port, que le sujet répond au hors-sens et à l’irreprésentable du sexuel. Et qu’au-delà des signi­fiants iden­ti­fi­ca­toires, il se sou­tient comme être sexué à par­tir de la dif­fé­rence abso­lue de ce mode de jouissance.

[1] Roy D., « Être sexué (2)* », site de l’Institut psy­cha­na­ly­tique de l’Enfant, 20 juillet 2020, publi­ca­tion en ligne (www​.insi​tut​-enfant​.fr).

[2] Freud S., « Le petit Hans », Cinq psy­cha­na­lyses, Paris, PUF, 1954, p. 178.

[3] Ibid., p. 103.

[4] Ibid., p. 95.

[5] Freud S., Inhibition, symp­tôme et angoisse, Paris, Quadrige/ PUF, 1993, p. 7.

[6] Miller J.-A., « La logique de la cure du petit Hans selon Lacan », La Cause Freudienne, n° 69, 2008, p. 102.

[7] Ibid.

[8] Ibid., p. 100.

[9] Cf. Ibid., p. 103.

[10] Ibid., p. 101.

[11] Cf. Ibid.

[12] Freud S., « Le petit Hans », op. cit., p. 138.

[13] Ibid., p. 163.

[14] Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La rela­tion d’objet, texte éta­bli par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1994, p. 405.

[15] Cf. Ibid., p. 407 et 415.

[16] Miller J.-A., « La logique de la cure du petit Hans selon Lacan », op. cit., p. 105.

[17] Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La rela­tion d’objet, op. cit., p. 417.

[18] Ibid., p. 384.

[19] Cf. Ibid., p. 408.

[20] Cf. Ibid.

[21] Cf. Miller J.-A., « La logique de la cure du petit Hans selon Lacan », op. cit., p. 105.

[22] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La rela­tion d’objet, op. cit., p. 414.

[23] Ibid., p. 385.

[24] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte éta­bli par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 73.

[25] Miller J.-A., « La logique de la cure du petit Hans selon Lacan », op. cit., p. 105.

[26] Ibid.

[27] Cf. Miller J.-A., « À la mer­ci de la contin­gence », site de l’École de la Cause freu­dienne, publi­ca­tion en ligne (www​.cau​se​freu​dienne​.net).

[28] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, … ou pire, texte éta­bli par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 33.

[29] Roy D., « Être sexué (1) », site de l’Institut psy­cha­na­ly­tique de l’Enfant, 1er juin 2020, publi­ca­tion en ligne (www​.insi​tut​-enfant​.fr).

[30] Brousse M.-H., « Le trou noir de la dif­fé­rence sexuelle », site de l’Institut psy­cha­na­ly­tique de l’Enfant, 2 mai 2019, publi­ca­tion en ligne (www​.insi​tut​-enfant​.fr).

[31] Lacan J., « Jacques Lacan Conférence à Genève sur le symp­tôme », texte éta­bli par J.-A. Miller, La Cause du désir, n° 95, avril 2017, p. 13.

[32] Ibid., p. 14.

[33] Ibid., p. 14.

[34] Lire à ce pro­pos l’article de Guyonnet D., « Trauma de la langue et trau­ma sexuel », pos­té le 1 novembre 2020 sur le blog L’Hebdo-Blog.

[35] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sin­thome, texte éta­bli par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 97.

[36] Miller J.-A., « La logique de la cure du petit Hans selon Lacan », op. cit., p. 101.

[37] Cf. Freud S., « Le petit Hans », op. cit., p. 133.

[38] Lacan J., « Jacques Lacan Conférence à Genève sur le symp­tôme », op. cit., p. 13.

[39] Freud S., « Le petit Hans », op. cit., p. 192.

[40] Ibid., p. 183.

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