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L’être sexué des Vivian girls

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*tableau d’Henry Darger, Illustration from The Story of the Vivian Girls

Par Clément Marmoz

Henry Darger meurt en soli­taire en 1973. Son pro­prié­taire découvre dans l’appartement que H. Darger occu­pait une impres­sion­nante quan­ti­té de des­sins, de col­lages et d’écrits qui consti­tuent une saga celle de la guerre entre deux nations d’une pla­nète ima­gi­naire : les Glandeliniens et les Angeliniens. L’œuvre de H. Darger [1] consti­tue­ra l’une des réfé­rences majeures de l’art brut et de l’art out­si­der [2]. L’histoire de cette guerre déve­lop­pée dans plus 15000 pages se déroule autour d’une lutte achar­née entre des adultes, les Glandeliniens et des enfants, des petites filles plus sin­gu­liè­re­ment. Ces enfants seront aidés par des nations chré­tiennes – H. Darger était un fervent catho­lique, fas­ci­né par Sainte Thérèse de Lisieux – la nation d’Abbieannia et celle Angelinia. Un groupe de jeune fille est à la tête de la rébel­lion contre les Glandeliniens (par­fois aus­si tra­duits par les Hormonaux), ce sont les filles du roi d’Abbiennia appe­lés les Vivian Girls.

Du côté pic­tu­ral l’œuvre de H. Darger est four­nie et com­plexe. Les scènes monu­men­tales se com­posent de pein­tures et d’éléments que H. Darger emprunte aux revues popu­laires, aux pros­pec­tus publi­ci­taires et dont il décalque les formes qu’il recom­pose dans ces scènes gigan­tesques. Empruntées des repré­sen­ta­tions de genre du XXe siècle, les Vivian girls sont cepen­dant dérou­tantes et font valoir une cer­taine sub­ver­sion de l’ordre sexué des adultes. Elles ont tout des Martine de la France des années soixante, mais entou­rées de décors apo­ca­lyp­tiques, elles sont sou­vent tor­tu­rées, guer­rières ou bien fugueuses. Plus dérou­tant encore, sou­vent repré­sen­tées nues, H. Darger leur accole un pénis si bien que nous ne savons pas bien à quel genre nous avons à faire. Plusieurs hypo­thèses ont été for­mu­lées : il s’agit de gar­çons dégui­sés en fille en étant l’une des plus fameuses. En sui­vant le fil de cette hypo­thèse cer­tains com­men­ta­teurs, comme Jim Elledge [3], repèrent chez ces gar­çons dégui­sés en filles le signe d’une homo­sexua­li­té chez H. Darger. Cette hypo­thèse tend selon nous à confondre l’être et son objet. Plutôt que de repé­rer, ce qui serait ten­tant à la vue de l’obscénité de cer­taines scènes, les signes d’une per­ver­si­té chez H. Darger nous parions sur une ten­ta­tive iro­nique et hors-phallus de repé­rage face au non-rapport sexuel.

Essayons de voir com­ment nous pour­rions lire l’œuvre de H. Darger à par­tir du tableau de la sexua­tion déve­lop­pé par Jacques Lacan. H. Darger appelle ses Vivian des « girls ». Nous sui­vrons le peu de sem­blant que consti­tue le dis­cours de H. Darger : les Vivian sont du côté « girl » du tableau de la sexua­tion. Bien sou­vent, dans la saga, les Vivian girls semblent se bala­der dans le tableau de la sexua­tion en usant d’artefacts plu­tôt que de sem­blants. Elles se déguisent par exemple avec des habits de gar­çon pour trom­per l’ennemi Glandelinien. Nous le disions, par­fois H. Darger les affuble de pénis. Les pénis ne sont pas là tout le temps. Elles ne l’ont pas toutes. Ces pénis ne sont pas l’envers de l’organe fémi­nin. À aucun moment H. Darger, même dans les scènes de nudi­té, ne repré­sen­te­ra l’or­gane fémi­nin. Soit il n’y a rien, soit il y a un pénis. Pourquoi ne pas parier sur le fait que ces pénis inter­chan­geables, pathé­tiques dans leurs traits gros­siers il faut dire, habillent la nudi­té des filles comme une néo feuille de vigne par là même indi­quant le trou qu’est le rap­port sexuel.

La balade hou­leuse des Vivian girls dans le tableau de la sexua­tion se déplie côté droit du tableau. C’est une balade entre les deux for­mules que Lacan ins­crit pour dési­gner la posi­tion fémi­nine, posi­tion du pas-tout. Elles font valoir la soli­da­ri­té de ces deux for­mules déve­lop­pées dans …ou pire et qui peuvent se lire ain­si « il n’est pas de x qui ne soit sou­mis à la cas­tra­tion » et son corol­laire « pas pour tout x il y a cas­tra­tion ». Le pénis ne déporte pas les Vivian girls du côté mâle du tableau, il fait juste valoir un pas-toute femme, un impos­sible à dire la femme qui ouvre la voie au réel. Les pénis enfan­tins, en tant que H. Darger les met du côté femelle du tableau ont une véri­table force iro­nique qui dénonce, en miroir, la pré­ten­tion du phal­lus, du côté mâle du tableau.

Dans son auto­bio­gra­phie [4] parue à titre post­hume comme dans l’ensemble de son œuvre Henry Darger nous fait part des vio­lences dont il a été l’objet alors qu’il était jeune enfant. Sa saga monu­men­tale est peut-être une ten­ta­tive pour cet homme qui a tou­jours vécu radi­ca­le­ment seul de dénon­cer l’ordre, et notam­ment l’ordre sexué des adultes qui eux sont ran­gés côté mâle, côté Glandelinien de l’affaire. « L’être sexué [qui] ne s’autorise que de lui-même [5] » a plus de chance de jouer du sem­blant, de se « per­for­mer » à par­tir de la posi­tion « girl » du tableau de la sexua­tion, en tout cas dans la saga de Darger.

[1]  Nous nous réfé­rons ici essen­tiel­le­ment au cata­logue de l’exposition « Henry Darger 1892–1973 » au Musée d’Art Moderne de Paris de 2015.

[2] L’art out­si­der désigne une pra­tique artis­tique faite en soli­taire, dans les marges. L’on pour­ra se repor­ter au livre de Roger Cardinal Outsider artdatant de 1972.

[3] Elledge J., Henry Darger, Throwaway Boy : The Tragic Life of an Outsider Artist, Harry N. Abrams, 2013.

[4] Darger H., Histoire de ma vie, Aux forges de Vulcain, 2014.

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 9 avril 1974, inédit.

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