Menu

On s’y range par choix

image_pdfimage_print

par Laura Sokolowsky [1]

 

        Chez Freud le choix du sexe n’est pas fon­dé sur l’identité orga­nique, mais sur l’apparence cor­po­relle, c’est-à-dire sur l’image. Lorsqu’il aborde le para­doxe de la fémi­ni­té comme deve­nir, Freud consi­dère que la fille passe d’abord par une phase de viri­li­té phal­lique, ce qui la rap­proche du gar­çon. La fille est même tout à fait gar­çon durant la phase où elle croit que tous les êtres sont dotés d’un organe mâle. Ici, la posi­tion sexuée s’appuie sur les consé­quences ana­to­miques de la dif­fé­rence des sexes, c’est-à-dire sur l’apparence cor­po­relle prise dans le lan­gage. Ce que Lacan désigne comme phal­lus ima­gi­naire. C’est un signi­fiant pris sur l’image cor­po­relle, loca­li­sé sur celle-ci.

         La pré­sence ou l’absence de l’image phal­lique est le point déci­sif de la démons­tra­tion freu­dienne : c’est à par­tir de l’apparence que s’effectue l’identification et la nomi­na­tion comme fille ou gar­çon. La fille constate l’absence de l’organe phal­lique sur son corps, mais cette absence n’est sai­sis­sable qu’à par­tir du signi­fiant. En effet, ce n’est que dans le champ du lan­gage que quelque chose peut man­quer à sa place. Dans le réel, en effet, rien ne manque. C’est l’exemple que Lacan donne du livre qui manque sur l’étagère de la biblio­thèque. Il n’y a que dans le champ consti­tué par l’univers sym­bo­lique qu’un tel objet manque à sa place.

         Sur le tard, Freud s’aperçoit qu’il y a quelque chose de la fémi­ni­té qui lui avait échap­pé jusqu’alors. Il découvre que la grande his­toire refou­lée, la pre­mière aven­ture, est celle de la fille avec cet Autre pré­his­to­rique qu’est sa mère. Le rap­port œdi­pien au père vient après, dans un temps second, c’est un port dans laquelle la fille est venue se réfu­gier et trou­ver abri après l’expérience ini­tiale avec la mère et dont seule l’analyse pour­ra livrer les coor­don­nées. C’est un tour­nant sen­sa­tion­nel qu’opère Freud à pro­pos de la sexua­li­té fémi­nine en ce début des années trente.

         Freud constate la per­sis­tante d’une demande que la fille adresse à la mère. C’est une incon­ce­vable attente d’un objet pul­sion­nel dont la guise est sou­vent l’objet oral, le sein. La fille estime souf­frir d’un sevrage trop pré­coce. Lacan le repren­dra : une fille croit que le phal­lus, c’est l’objet a. Lacan dit encore : « C’est bien ce que Freud nous explique, sa reven­di­ca­tion de pénis res­te­ra jusqu’à la fin essen­tiel­le­ment liée au rap­port à la mère, c’est-à-dire à la demande [2]». Par consé­quent, c’est dans la dépen­dance de la demande que se consti­tue l’objet a chez la fille. Comme l’ont mon­tré Rosine et Robert Lefort dans le cas de la petite Maryse, la fille phal­li­cise l’objet oral à tra­vers la dia­lec­tique de la demande. L’issue de l’analyse d’une femme sup­pose ain­si le mou­ve­ment inverse : que la demande phal­lique sou­te­nue par le fan­tasme viril puisse cesser.

         Le pas accom­pli par Lacan par rap­port à Freud consiste à se pas­ser de la figure d’un Autre per­son­ni­fié, d’un Autre de la menace dans la mise en place de la cas­tra­tion. Celle-ci est un sacri­fice de la jouis­sance du vivant du fait de son alié­na­tion dans le lan­gage. Or, avec la sexua­tion, il ne s’agit pas seule­ment de désir, mais de choix de jouis­sance, c’est-à-dire d’une ins­crip­tion toute ou pas toute dans la fonc­tion castration.

 

Possible, impos­sible

         Dans une leçon du Séminaire Encore, Lacan pré­sente quatre moda­li­tés asso­ciant l’écriture et la logique. Parmi celles-ci, le pos­sible est défi­ni comme ce qui cesse de s’écrire et l’impossible comme ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire. L’impossible à écrire défi­nit un réel propre à la psy­cha­na­lyse, celui du non-rapport sexuel. Le réel comme impos­sible relève d’une impasse de la for­ma­li­sa­tion : c’est ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire. C’est ce que le signi­fiant ne sai­sit pas, ce qui échappe au symbolique.

         En fin de compte, nous pour­rions pen­ser que la sexua­tion se « symp­to­ma­tise » néces­sai­re­ment dans le corps de l’enfant qui ne dis­pose pas de la méta­phore pater­nelle pour trai­ter la jouis­sance. On voit tout de suite la dif­fi­cul­té qui consiste à sou­te­nir que dans la situa­tion où les registres du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire ne sont pas noués par le Nom-du-Père comme qua­trième rond, le choix sexué serait néces­sai­re­ment impos­sible. Ce serait comme une règle, une loi. L’inconvénient de défi­nir la sexua­tion à par­tir de la norme œdi­pienne est d’en faire une géné­ra­li­sa­tion excluante et ségré­ga­tive. Ni Freud, ni Lacan n’ont envi­sa­gé que dans les psy­choses, le corps ne soit pas sexué. Il s’agit d’étudier la façon dont l’enfant qui ne dis­pose pas d’une média­tion phal­lique peut inven­ter une sexua­tion singulière.

 

À la limite 

          Ainsi, nous ten­tons de savoir com­ment s’effectue le choix du corps sexué dans l’enfance. À quel moment, pré­coce ou pas, ce choix de jouis­sance se produit-il ? Quels sont, s’il en y a, les occa­sions ou les obstacles ?

            À pro­pos du choix, la réfé­rence sur laquelle je m’appuie se trouve dans le Séminaire Encore, lorsque Lacan énonce à pro­pos de la fonc­tion phal­lique : « On s’y range, en somme par choix – libre aux femmes de s’y pla­cer si ça leur fait plai­sir » [3]. Lacan ajoute que tout le monde sait bien qu’il y a des femmes phal­liques, que là n’est pas le problème.

            J’en ai trou­vé par hasard une illus­tra­tion récente dans le jour­nal Le Monde[4]. C’est un article sur les femmes puis­santes qui cassent les cli­chés sur les muscles. C’est l’histoire d’une dame qui tra­vaille dans le domaine de l’immobilier. Au cours d’un dîner avec ses col­lègues, elle les met au défi d’un bras de fer avec elle. Ces mes­sieurs sont stu­pé­faits. À celui qui refuse car elle est une femme, elle lance : « com­mence par faire 50 pompes, et on en reparle ». Avec son corps sculp­té par dix ans d’haltérophilie inten­sive, elle sou­tient aus­si qu’elle peut tout défon­cer avec son corps. Il est encore écrit que les muscles fabriquent le sexe, l’article se concluant par « toutes peuvent le faire ».

            Ceci un exemple du « elles sont libres de s’y pla­cer si ça leur fait plai­sir », non point à cause de l’idéal qui consiste à res­sem­bler à Terminator, mais parce qu’il est pro­po­sé à toutes les femmes de se faire un corps body­buil­dé si elles veulent. Il s’agit d’une injonc­tion sur le ver­sant de l’universel : celui du tout de la fonc­tion phal­lique qui se sou­tient d’une excep­tion pas comme les autres.

         En véri­té, la notion de choix n’est pas si énig­ma­tique en psy­cha­na­lyse. On parle depuis long­temps du choix de la névrose ou du choix d’objet, c’est-à-dire d’un choix dont le sujet, consciem­ment, ne sait rien. Ce n’est pas cela l’i­né­dit. Ce qui l’est, c’est la for­ma­li­sa­tion par Lacan de deux manières de s’inscrire dans la fonc­tion phal­lique indé­pen­dam­ment du sexe anatomique.

Le choix de jouis­sance du côté mâle des for­mules de la sexua­tion cor­res­pond à l’être par­lant ayant un rap­port « essen­tiel, struc­tu­ral, avec la limite[5] » pré­cise Jacques-Alain Miller. Ce rap­port à la limite est de struc­ture et la jouis­sance est loca­li­sée. Il s’agit d’un ensemble limi­té où, pour tout élé­ment, quelque chose est vrai : la fonc­tion phal­lique s’y véri­fie comme cas­tra­tion. Ce qui per­met de consti­tuer un ensemble fini et limi­té, c’est une excep­tion qui n’est pas sou­mise à la cas­tra­tion. Lacan estime qu’une telle excep­tion se trouve déjà chez Freud sous les espèces du père de la horde de Totem et Tabou. C’est le fait que cette excep­tion existe qui fait que l’ensemble est limi­té et fini.

         Tandis que du côté dit « femme » de la sexua­tion, le rap­port à la limite est contin­gent et adven­tice selon J.-A. Miller[6]. Ce der­nier adjec­tif, adven­tice, signi­fie ce qui pro­vient du dehors, qui est sur­ajou­té. En bota­nique, une plante adven­tice pousse sans avoir été semée. C’est l’index d’une jouis­sance sup­plé­men­taire qui dépen­dant d’une ren­contre impré­vi­sible. Une jouis­sance qui ne répond pas à la struc­ture du tout[7].

         L’une des ques­tions est celle de l’inscription de l’enfant dans la fonc­tion phal­lique ain­si que des façons sin­gu­lières dont cer­tains ne s’y logent pas, de façon struc­tu­rale ou adventice.

 

 

 

[1] Extrait du texte pré­sen­té par l’auteure lors de la Soirée du FORDA inti­tu­lée « Singularité de la sexua­tion », 26 novembre 2020.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 233.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 67.

[4] Article consul­table en ligne : https://www.lemonde.fr/m‑perso/article/2020/11/20/ces-femmes-puissantes-qui-cassent-les-cliches-sur-les-muscles_6060529_4497916.html

[5] Miller J.-A., « Un répar­ti­toire sexuel », La Cause freu­dienne, Paris, Navarin/Seuil, n° 40, jan­vier 1999, p. 16.

[6] Ibid.

[7] Ibid.

Inscrivez-vous pour recevoir le Zapresse (les informations) et le Zappeur (la newsletter)

Le bulletin d’information qui vous renseigne sur les événements de l’Institut Psychanalytique de l’Enfant et des réseaux « Enfance » du Champ freudien, en France et en Belgique et Suisse francophone

La newsletter

Votre adresse email est utilisée uniquement pour vous envoyer nos newsletters et informations concernant les activités de l’Institut Psychanalytique de l’Enfant et du Champ freudien.