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Qu’en est-il du complexe de castration à l’époque de l’Autre qui n’existe pas ?

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par Jean-Robert Rabanel [1]

 

Je prends le par­ti du der­nier ensei­gne­ment de Lacan, je tente de situer la ques­tion sui­vante : que devient le com­plexe de cas­tra­tion au temps de l’Autre qui n’existe pas ?

La méta­phore pater­nelle qui est la conjonc­tion des deux com­plexes, le com­plexe d’Œdipe et le com­plexe de cas­tra­tion dans l’écriture que donne Lacan selon la struc­ture de lan­gage, les place de manière inégale. Le com­plexe d’Œdipe est défi­ni comme un mythe qui donne forme épique à la struc­ture qu’est le com­plexe de castration.

Dans quelle mesure la cri­tique de Lacan à l’égard du com­plexe d’Œdipe au pro­fit du com­plexe de cas­tra­tion – cri­tique très sévère en par­ti­cu­lier dans le Séminaire XVII – nous éclaire sur ce que devient ce der­nier, au-delà de l’Œdipe ?

Que deviennent le com­plexe de cas­tra­tion et le com­plexe d’Œdipe lorsqu’on prend la pers­pec­tive de la jouis­sance, du « il n’y a pas de rap­port sexuel » et la fonc­tion nodale du nœud borroméen ?

Dès le début du texte « La signi­fi­ca­tion du phal­lus », Lacan indique bien : « On sait que le com­plexe de cas­tra­tion incons­cient a une fonc­tion de nœud :

1° dans la struc­tu­ra­tion dyna­mique des symp­tômes au sens ana­ly­tique du terme, nous vou­lons dire de ce qui est ana­ly­sable dans les névroses, les per­ver­sions et les psychoses ;

2° dans une régu­la­tion du déve­lop­pe­ment qui donne sa ratio à ce pre­mier rôle : à savoir l’installation dans le sujet d’une posi­tion incons­ciente sans laquelle il ne sau­rait s’identifier au type idéal de son sexe, ni même répondre sans de graves aléas aux besoins de son par­te­naire dans la rela­tion sexuelle, voire accueillir avec jus­tesse ceux de l’enfant qui s’y pro­crée.[2] »

Lacan asso­cie sur ce point struc­ture et déve­lop­pe­ment. Ce qui retient notre atten­tion pour mieux sai­sir ce terme de sexua­tion. C’est la pre­mière idée qui m’est venue après que le titre de la JIE 6 nous soit com­mu­ni­qué par J.-A. Miller, en même temps que l’opposition entre le ver­sant iden­ti­fi­ca­toire signi­fiant et le ver­sant objet pour le sexe, le ver­sant iden­ti­fi­ca­tion et le ver­sant iden­ti­té.

Reste la ques­tion sui­vante : com­ment lut­ter contre la jouis­sance dès lors que la léga­li­sa­tion de celle-ci par le com­plexe de cas­tra­tion semble faire défaut par une carence du sym­bo­lique dans l’époque contemporaine.

Ce qui m’intéresse tout spé­cia­le­ment ce sont les inven­tions que des sujets qui n’en passent pas par le phal­lus, ni par l’Autre comme moyen de défense contre la jouis­sance, nous donnent de recevoir.

 

Une cli­nique iro­nique de la sexua­tion chez l’enfant

Dans le texte d’orientation de la Journée « Enfants vio­lents », J.-A. Miller donne une défi­ni­tion de la cas­tra­tion, à par­tir de la jouis­sance et non pas à par­tir du phal­lus, qui m’aide à répondre à notre question :

« Le symp­tôme se défi­nit ici comme l’ersatz, dirais-je, d’une jouis­sance refu­sée. J’emploierai cet adjec­tif parce que j’ai en tête la phrase de Lacan […] “La cas­tra­tion veut dire qu’il faut que la jouis­sance soit refu­sée, pour qu’elle puisse être atteinte sur l’échelle ren­ver­sée de la Loi du désir. [3]” […] La cas­tra­tion n’est pas ici défi­nie à par­tir du phal­lus, elle est défi­nie direc­te­ment à par­tir de la jouis­sance, c’est-à-dire à par­tir de la pul­sion. Elle est défi­nie à par­tir de ce que Lacan désigne très pré­ci­sé­ment comme un refus de la jouis­sance, ce qui intro­duit une réfé­rence à l’initiative du sujet, dans le cadre d’un choix – on accepte ou on refuse. [4] »

 

Le cas clinique

Présentant le thème du Xè congrès de l’AMP, L’inconscient et le corps par­lant, J.-A. Miller disait : « Quand on ana­lyse l’in­cons­cient, le sens de l’in­ter­pré­ta­tion, c’est la véri­té. Quand on ana­lyse le par­lêtre, le corps par­lant, le sens de l’in­ter­pré­ta­tion, c’est la jouis­sance. Ce dépla­ce­ment de la véri­té à la jouis­sance donne la mesure de ce que devient la pra­tique ana­ly­tique à l’ère du par­lêtre.[5]»

Le cas Benoît que je reprends ici pour­rait sem­bler hors du sujet de la sexua­li­té, au pre­mier abord, sauf à oublier le pre­mier carac­tère de la sexua­li­té freu­dienne d’être exten­sible au-delà des organes géni­taux de la repro­duc­tion sexuée, comme du choix du sexe aus­si bien.

Tel est l’abord des choses sur le ver­sant pul­sion­nel, sur le réel du sexe, plu­tôt que sur le ver­sant de la signi­fi­ca­tion sexuelle.

C’est là où se mesure l’écart entre dif­fé­rence des sexes par iden­ti­fi­ca­tion via l’Autre et sexua­tion comme iden­ti­té pul­sion­nelle ou iden­ti­té de jouissance.

 

Benoît

Benoît por­tait le nom de sa mère qui l’a­vait reje­té à la nais­sance. Le père n’é­tant pas pré­sent, ce sont les infir­mières qui lui ont don­né son pré­nom, témoi­gnant ain­si d’un désir, d’une recon­nais­sance sur laquelle le sujet s’est appuyé.

Comme par hasard, à sept ans Benoît se calme et consent à s’a­li­men­ter – c’était sa dif­fi­cul­té prin­ci­pale depuis sa nais­sance – pour la pre­mière fois lors d’un séjour en pédo­psy­chiatre où les infir­mières s’oc­cupent spé­cia­le­ment de son ali­men­ta­tion. La reprise du désir de vivre est accro­chée à ce personnel.

Bien des années après, lors­qu’il séjourne en réani­ma­tion, ce sujet par­ti­cu­liè­re­ment agi­té est, contre toute attente, calme et ne pose pas de problème.

J’apprends aus­si par une infir­mière qu’il dit avoir sept ans lorsqu’on lui demande son âge et qu’il choi­sit l’eau miné­rale qui porte le nom du lieu où son père tenait un petit restaurant.

C’est encore aux infir­mières qu’il dit son nom, à savoir le nom de son père, alors que tout le monde l’ap­pelle par le nom de sa mère, nom sous lequel il a été enre­gis­tré à l’état civil.

Voilà quelqu’un pour qui l’arrivée au monde a été pour le moins sin­gu­lière avec une mère reje­tante et un père n’adoptant pas son fils.

Devant les dif­fi­cul­tés ren­con­trées par le père dans l’alimentation du fils on assiste à l’échec des solu­tions sub­sti­tu­tives : la grand-mère pater­nelle, les familles d’accueil successives.

La solu­tion au pro­blème de l’alimentation est trou­vée à sept ans, en pédo­psy­chia­trie, avec ces infirmières-là.

Des années plus tard, lors d’un épi­sode intes­ti­nal gra­vis­sime, Benoît retrouve des infir­mières qui prennent soin de lui et le désir de vivre reprend le dessus.

Avec cette lec­ture du cas avec papa-maman, les embrouilles avec le nom de la mère et le nom du père, voi­là où nous en arri­vons : à une iden­ti­fi­ca­tion ima­gi­naire et à une lec­ture du cas selon le désir.

 

Torsion

Benoît ne parle pas. Il dit quelques mots par inter­mit­tence et il pré­sente des mou­ve­ments sans cesse, sans répit aucun ‑évo­quant ceux de la cho­rée de Sydenham-.

Il est un enfant qui s’attache, ce sera une carac­té­ris­tique : il s’attache en par­ti­cu­lier à une édu­ca­trice qui s’attache spé­cia­le­ment à lui.

Les années passent comme ça avec un apai­se­ment relatif.

Puis l’éducatrice tombe malade et pen­dant un temps où elle est absente de l’institution, se pro­duit une crise de dou­leur mani­feste chez lui. Il ne peut indi­quer le lieu de sa dou­leur, ni l’adresser à quelqu’un. Cette édu­ca­trice reve­nue de cet arrêt de tra­vail, la détecte, et envoie Benoît à l’hôpital. Je ne sais pas com­ment elle a fait.

Arrivé là-bas, le chi­rur­gien ne dénote rien de vrai­ment dra­ma­tique, en tout cas au début, si bien qu’il reste hos­pi­ta­li­sé une jour­née. Cependant devant les résul­tats des radios et des signes mani­festes d’occlusion, le chi­rur­gien opère et là sur­prise, il découvre ce qu’il n’avait, m’a‑t-il dit, jamais vu aupa­ra­vant, l’ensemble de l’intestin grêle far­ci, un infarc­tus de l’intestin grêle. La situa­tion est dramatique.

À l’envers de la lec­ture pré­cé­dente qui ne fai­sait pas la part aux phé­no­mènes de corps qui sont mas­sifs, avec le vol­vu­lus de huit mètres de l’intestin grêle qui a failli lui coû­ter la vie, une autre lec­ture s’imposait.

En tra­vaillant avec les édu­ca­teurs, j’ai appris que Benoît avait tor­du le bras d’une employée de la lin­ge­rie, assez sérieu­se­ment pour envoyer celle-ci à l’hôpital avec une luxa­tion du coude. C’était une pra­tique régu­lière et ancienne de Benoît avec ses draps, de les trem­per dans la cuvette des WC, de les esso­rer par tor­sion ou en les frap­pant contre les murs.

J’ai appris éga­le­ment que les tor­sions sur les bras des édu­ca­teurs ne sont pas rares et anciennes.

Je connais­sais les mou­ve­ments en ara­besque de Benoît.

J’apprends les torsions !

L’employée de la lin­ge­rie à laquelle il s’en est pris est d’origine algé­rienne comme le père de Benoît.

Entre l’Algérie et la France où s’est expri­mé pour Benoît le : « Il n’y a pas de rap­port sexuel » au niveau du couple paren­tal, c’est dans une topo­lo­gie de tor­sion que ce par­lêtre trouve à nicher son identité.

Torsion est son nom dans lalangue sienne, dans une lec­ture du cas, cette fois, non plus à par­tir du désir, mais à par­tir de la jouissance.

 

 

 

[1] Extrait du texte pré­sen­té par l’auteur lors du 1er Séminaire de l’Institut de l’Enfant dans le cadre de l’Atelier d’Étude 2020–2021, La sexua­tion des enfants.

[2] Lacan J., « La signi­fi­ca­tion du phal­lus », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 685.

[3] Lacan J., « Subversion du sujet et dia­lec­tique du désir dans l’inconscient freu­dien », Écrits, p. 827.

[4] Miller J.-A., « Enfants vio­lents », Intervention de clô­ture à la 4e Journée de l’Institut de l’Enfant, 2018, p. 21, dis­po­nible en ligne.

[5] Miller J.-A., « L’inconscient et le corps par­lant », La Cause du Désir, no88, 2014, p. 114.