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Seuils

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Par Catherine Stef

En entrant dans la parole, en deve­nant donc un corps par­lant, le sujet humain se trouve faire un choix qui est un choix de jouis­sance, mais qui est à l’origine choix de vie ou de mort : « au joint le plus intime du sen­ti­ment de la vie [1] », dit Jacques Lacan.

Lacan a pro­duit les for­mules de la sexua­tion pour que nous les lisions [2]. C’est la cli­nique qui nous apprend à les lire, dans le même mou­ve­ment où nous lisons la cli­nique grâce aux for­mules. Dans tous les cas il y a l’hypothèse d’un sujet divi­sé, et d’un sujet qui choi­sit. Et dans tous les cas il y a un corps par­lant : dès que le sujet parle, il sait qu’il a un corps. La ques­tion est dès lors com­ment ce corps com­prend l’Autre, c’est-à-dire com­ment il l’inclut, ou le rejette, ou lui est sou­mis, ou au contraire se sent aban­don­né par lui, lais­sé tom­ber. Lors de la deuxième soi­rée du Séminaire de l’Atelier de l’IE, Hélène Bonnaud nous dit qu’il y a d’abord le choix, qui est un choix for­cé, et qu’il y a ensuite les iden­ti­fi­ca­tions, qui peuvent se faire dans le registre sym­bo­lique, ou dans le champ ima­gi­naire, et que les for­mules de la sexua­tion ne sont pas à lire comme une répar­ti­tion au regard du phal­lus, mais elles sont à lire comme la façon de se consti­tuer par rap­port à l’Autre sexe [3].

Chacun trouve sa for­mule, aus­si seul et sin­gu­lier que le bébé arri­vant au monde. Dans son inter­ven­tion en clô­ture des cin­quan­tièmes jour­nées de l’École de la Cause freu­dienne, Marie-Hélène Brousse évoque un bébé né mort, auquel il fau­dra quelques ins­tants pour choi­sir la vie [4]. Nous sommes sans doute tous mort un bref ins­tant, avant de déci­der de vivre. Instant de voir, temps pour com­prendre, moment de conclure. Se déter­mi­ner par rap­port à l’autre sexe relève du même choix for­cé. Il y a un seuil à fran­chir, avec d’un côté le temps du trau­ma, qui est l’instant de voir qu’il y a une perte, et de l’autre côté du seuil, le temps de la réponse que le sujet va inven­ter, sa trou­vaille. Le seuil com­porte un pou­voir d’attraction, de fas­ci­na­tion. Une petite fille joue à fran­chir les seuils dans sa mai­son, munie d’un miroir tour­né vers le pla­fond : à chaque porte, il lui faut enjam­ber le seuil, maté­ria­li­sé et inver­sé dans le miroir. Franchir un seuil sera déter­mi­nant dans sa vie, par la suite.

Le poète Georg Trackl maté­ria­lise le seuil d’une autre manière, il en fait le point cen­tral et le point de bas­cule de son poème Un soir d’hi­ver [5] : la dou­leur pétri­fia le seuil. Martin Heidegger fait un com­men­taire magni­fique du poème dans son texte « La parole », et il fait de ce vers la conden­sa­tion poé­tique de ce que veut dire pour l’être humain son être de parole. Le seuil est le point d’où jaillit la dif­fé­rence, quelque chose du lit­to­ral, et de la lettre qui en trace le bord, et lieu du joint intime du sen­ti­ment de la vie. Le seuil est le lieu du choix, du fran­chis­se­ment. À la fois irré­ver­sible, et à refaire encore et encore, car jamais fran­chi une fois pour toutes.

La sexua­tion veut dire qu’un choix s’opère, qui est un choix de jouis­sance appa­reillé dans un sys­tème lan­ga­gier. Dans cette même séance du sémi­naire de l’Atelier, Daniel Roy, ouvre des voies nou­velles pour explo­rer ce qui se joue dans cette nou­velle sorte d’épidémie infan­tile, iden­ti­fiée sous le syn­tagme de dys­pho­rie du genre : « pas éton­nant, un seul phal­lus pour deux sexes, c’est la guerre assu­rée[6] » Dysphorie carac­té­ri­sait jusqu’alors un dérè­gle­ment de l’humeur, oscil­lant entre joie et tris­tesse, de façon par­fois discordante.

Aujourd’hui avec la dis­cor­dance dans le genre, une voie s’ouvre comme pos­si­bi­li­té de réa­li­ser le désir incons­cient de la mère : quelque chose comme, tu seras une fille, mon fils. A quoi l’enfant répond, quand je serai grand, je serai une fille. Dans sa Note sur l’enfant [7], Lacan dis­tingue l’enfant en posi­tion d’objet a pour la mère, ou en posi­tion de répondre au couple paren­tal. Le choix de la sexua­tion se fait à par­tir du plus intime de ce qui s’appelle le symp­tôme pour cha­cun, qui est la trace de ce plus intime muet.

Cet effet du dis­cours de la science, qui fait croire que tout est pos­sible, ne dis­sipe pas ce qui de l’intime muet, s’expose, c’est-à-dire fran­chit le seuil de l’outrage, de la pudeur, de la décence (des sens), ou au contraire reste caché, évi­tant le regard, évi­tant le mot qui jamais ne coïn­cide avec son trouble. Ce seuil non fran­chi devient bord de la jouis­sance impos­sible, insai­sis­sable, qui serre et qui sert, qui fait bord de ce qui ne peut déci­dé­ment pas se dire, au-delà du bord.

La pra­tique avec les enfants ça démarre sou­vent sur un effet de sur­prise : un adulte s’intéresse à ce que l’enfant dit. Un adulte ne sait pas déjà tout, un adulte peut apprendre de la bouche d’un enfant. Quand l’enfant fran­chit le seuil du bureau de l’analyste, la parole entre en fonc­tion, et change de cou­leur, change de registre.

Passer du sujet de l’inconscient au corps par­lant fait appa­raître plu­sieurs seuils, qui sont répé­ti­tion d’un fran­chis­se­ment pre­mier, le choix de la vie, décli­nés selon les choix de jouis­sance, qui impliquent à chaque fois un consen­te­ment : à entrer dans un dis­cours, ou non, consen­te­ment à recon­naître l’autre sexe, ou non, consen­tir à s’identifier sous un signi­fiant, ou non : signi­fiant qui pour n’aître qu’un sem­blant, n’en n’est pas moins toute une his­toire, jusqu’au vidage de sens, réduc­tion du nom à la lettre, trou noir de l’évènement de corps [8].

 

[1] Lacan J., « D’une ques­tion pré­li­mi­naire à tout trai­te­ment pos­sible de la psy­chose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 558.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Texte éta­bli par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975.

[3] Wintrebert D., Leclerc-Razavet E., Haberberg G., « Préface de H. Bonnaud », Père-version et consen­te­ments, Paris, L’Harmattan, 2020.

[4] Cf. Brousse M.-H., La lettre et le corps par­lant, Intervention au 50ème Journées de l’École de la Cause freu­dienne « Attentat sexuel », via zoom, 15 Novembre 2020.

[5] Heidegger M., Acheminement vers la parole, Paris, Gallimard, 1999, p. 19. Il cite et com­mente le poème de Georg Trackl, Un soir d’hiver.

[6] Roy D., « Quatre Perspectives sur la dif­fé­rence sexuelle », texte d’orientation pour la Journée de l’IE, La sexua­tion des enfants, dis­po­nible en ligne.

[7] Lacan J., Note sur l’enfant, Autres écrits, texte éta­bli par J.-A. Miller, Paris, Seuil, p. 373.

[8]. Cf. Brousse M.-H., Mode de jouir au fémi­nin, Paris, Navarin, novembre 2020.

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