par Maria Torres Ausejo
Créature nouvelle d’un prétendu no-name land, l’enfant du XXIe siècle nait dans une terre de liberté rêvée par les grands, tel un paradis perdu.
Les débats sur l’usage d’un langage non binaire qui effacerait les stéréotypes liés au genre se multiplient dans les médias et sur les réseaux sociaux. Comme le note Clotilde Leguil dans son livre L’être et le genre, Homme/Femme après Lacan, il y a une aspiration commune dans le mouvement des études de genre qui tendent vers une utopie unisexe : se défaire de l’imposition du genre pour « se définir uniquement à partir d’un rapport à soi [1] ».
Il n’empêche que cette tentative pour échapper à l’assignation du genre, conçue comme une imposition que l’Autre ferait au nouveau-né, se fait souvent par un signifiant qui se voudrait asexué et que ce même Autre du langage propose (tel est le cas par exemple dans la langue espagnole du terme « niñe »). Ce paradoxe de liberté nous rappelle le point fondamental d’aliénation propre aux êtres humains, habitants et habités de la parole.
À quoi peut répondre alors ce rêve ? Comment lire, avec la psychanalyse, cette quête propre à la société de notre époque qu’est la recherche des signifiants neutres ? Qu’est-ce que les enfants nous enseignent de ce qu’ils savent de première main à ce propos ?
Nous pouvons distinguer deux axes dans ce débat contemporain :
D’un côté nous retrouvons la dimension politique, celle de faire une place à une réalité, nouvelle en tant qu’elle trouve un nom dans la sphère publique pour la première fois. Tel est le cas par exemple de la récente reconnaissance en termes administratifs du genre X dans certains pays comme l’Allemagne ou l’Australie, pour des citoyens qui décident de ne pas se situer dans le registre binaire homme/femme.
L’autre dimension qui nous intéresse ici, vient toucher de plus près à l’intime de l’être. Dans son cours de 1987, Jacques Alain Miller met en tension les termes de causalité et liberté : « Le sujet est radicalement effet et, en tant que tel, il ne parait pas en mesure de formuler quelque auto-affirmation que ce soit [2] ». Cela met en évidence la dépendance du nouveau-né, du fait « d’être parlé » par l’entourage avant de devenir éventuellement sujet de son énonciation. Mais ceci n’est pas à confondre avec un quelconque déterminisme.
Daniel Roy fait allusion à ce point qui se révèle crucial pour comprendre en quoi l’enfant qui dit oui au signifiant, n’est pas seulement désigné par celui-ci de façon passive mais il a à prendre position à chaque instant : « Il s’y découvre alors, […] que la liberté de celui-ci réside dans la discordance au cœur de la dépendance qui est la sienne [3]».
De ceci se déduit que la liberté de choix revendiquée pour se situer par rapport au genre, en tant que construction langagière, ne peut apparaitre que dans ce deuxième temps de prise de position subjective au regard du signifiant.
Dans un premier temps logique, l’enfant expérimente que l’exil se produit du fait de consentir à la parole et que cette exigence répond moins à une norme sociétale qu’à une nécessité logique du parlêtre, de faire avec ce que le corps et la langue introduisent comme hétéros. La clinique de l’enfant nous enseigne en direct sur les trébuchements que ce consentement peut impliquer, pouvant aller, pour les plus audacieux, jusqu’à se risquer à contester les signifiants et nominations reçus. La place du praticien est de soutenir l’invention de chacun pour se fabriquer en tant qu’être sexué, qu’il consente ou pas à passer par le signifiant, qu’il se serve ou pas de la différence fille/garçon et de la panoplie des identifications, l’accompagnant à se frayer un chemin unique dans son genre, pour s’approprier un peu plus de ce qui du corps ne se laisse pas attraper par le mot.
[1] Leguil C., « L’être et le genre. Homme/Femme après Lacan », Paris, PUF, 2018, p. 60.
[2] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Cause et consentement », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 18 novembre 1987, inédit.
[3] Roy D., « Lacan et l’enfant », La Cause freudienne, n°79, 2011, p. 250.