Par Camille Péricaud
Sorti sur les écrans en 2013, ce dessin animé des studios Disney a conquis – et continue de le faire encore – les enfants, et particulièrement les plus jeunes d’entre eux. De quoi ce succès est-il le nom ?
Elsa, fille aînée du roi d’Arendelle, a des pouvoirs magiques. Intrinsèquement liés à elle, ils sont de l’ordre d’un éprouvé du corps. Elle ne détient aucun savoir à leur sujet, si ce n’est qu’elle peut les voir. En effet, ils se manifestent à l’extérieur d’elle, parfois diffus, parfois orientés, mais non sans conséquences. Un événement-surprise fait acte, source d’une rencontre contingente où, de ses pouvoirs glaçants, elle blesse sa petite sœur Anna. Son père intervient et par deux énoncés – « ce n’est plus possible !» puis « Elsa qu’as-tu fait ? » – tranche et lui renvoie la responsabilité de son acte. Ces mots la percutent, la figent, elle ne peut rien en dire. Elsa est rendue Autre à elle-même : « Cette jouissance qu’elle n’est pas-toute […] la fait absente d’elle-même, absente en tant que sujet.[1] »
De ce moment princeps, de cet impossible qui surgit, naîtra l’inédit d’un parcours. Sa vie change de direction. Les murs de sa chambre sont alors ses seuls horizons, marquant l’interdit imposé par son père qu’elle fait sien. Elle se cloître et se répète « cache tes pouvoirs, n’en parle pas ». Mais les flocons qui l’entourent laissent entrevoir ce à quoi elle ne peut pas renoncer, ce à quoi elle ne peut pas consentir. Lacan nous rappelle en effet dans le séminaire L’Éthique de la psychanalyse qu’il « est plus commode de subir l’interdit que d’encourir la castration [2] ».
Ses parents meurent quelques années plus tard, pris dans une tempête à l’image de la tempête qui emporte leur famille, partis quêter une réponse quant à l’origine de la singularité d’Elsa. Celle-ci va alors s’essayer à la responsabilité du pouvoir, héritière du « du père-roi ». Au moment où les portes du château s’ouvrent pour son couronnement, Elsa va chercher à conserver son secret. Cependant, un événement la convoque, et ses pouvoirs jaillissent, dévoilant alors l’indicible. Les spectateurs en sont saisis ; Elsa est nommée « sorcière », appellation imaginaire et symbolique d’un énigmatique pouvoir insaisissable et néfaste des dites femmes.
La fuite lui semble alors la seule issue ; de cet événement, une nouvelle direction est donnée. C’est au sommet de la Montagne noire, dans son château de glace, qu’Elsa chante la très célèbre chanson qui résonne dans toutes les cours d’école : « (…) De cette magie pleine de mystères ; Le bien, le mal, je dis tant pis, tant pis ; Libérée, Délivrée (…) Me voilà ! Oui, je suis là ! Perdue dans l’hiver (…) Désormais plus rien ne m’arrête ». Elle sera finalement amenée à trouver son chemin singulier, à prendre positon, en écho à ce qu’écrit Daniel Roy :
« “Prendre position” indique ici non pas la décision d’une volonté autonome, mais le fait qu’il y a dans la vie de l’enfant des carrefours, des lieux et des temps où il rencontre des éléments nouveaux, “difficiles à intégrer”, qui font trou dans ce qui s’est tissé pour lui et qui font aussi obstacles sur son chemin et face auxquels il est seul, cherchant l’appui de “quelques autres” pour s’autoriser à faire un pas de plus.[3] »
Ce cheminement d’Elsa commence par un impossible à dépasser, puis se dessine par des obliques, des retours, des tâtonnements, jusqu’au choix d’un mode de jouir singulier.
C’est par cette mise en histoire que La Reine des neiges fait « mouche » et plaît tellement aux enfants de 4–5 ans. D’Elsa Reine d’Arendelle, elle se positionne en Elsa Reine d’autre chose, d’un ailleurs nommé « Des neiges » ou « déneige ? ». Peu importe finalement, « car il n’existe pas de nom propre. Comme Lacan le dit à propos de Joyce, vouloir s’en faire un n’aboutit qu’à le faire rentrer dans le nom commun [4]». Du pouvoir au singulier (celui de la royauté signe de l’universel), elle choisira les pouvoirs au pluriel ; ceux du pas-tout. « Ainsi ce nœud permet de “désigner le projet”, “faire la trace”, “indiquer le chemin” du social à l’enfant [5] ». En effet, dans le second volet de cette saga, elle renonce au trône et à l’héritage de son lignage, et choisit d’habiter le monde de la magie, où elle fait fonction de lien entre les deux communautés.
Finalement, loin d’un « prêt à porter » Disney, La Reine des neiges, propose un mythe sur la jouissance et la sexuation. Il met en fiction comment faire avec sa singularité, comment dompter la jouissance qui rend Autre à soi-même. Du mythe, Lacan écrit : « nous nous fions à la définition du mythe comme d’une certaine représentation objectivée d’un epos ou d’un geste exprimant de façon imaginaire les relations fondamentales caractéristiques d’un certain mode d’être humain à une époque déterminée [6]». Les enfants ne s’y sont pas trompés !
[1] Lacan J, Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 36.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, L’Éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 354.
[3] Roy D., Etre sexué (2), Zappeur, 20 juillet 2020, disponible en ligne : https://institut-enfant.fr/zappeur-jie6/etre-sexue‑2/
[4] Brousse M.-H., Mode de jouir au féminin, Navarin éditeur, 2020, p. 87.
[5] Ibid., p. 42.
[6] Lacan J., Le Mythe individuel du névrosé, Paris, Seuil, 2007, p. 16.