par Aurélie-Flore Pascal
Pour faire pivoter la question de la sexuation chez les enfants, tel un cube dont on voudrait étudier plusieurs facettes, l’équipe du Zappeur vous propose en cette veille de Noël, un numéro spécial écriture. En effet, le sujet brûlant d’actualité qu’est l’écriture inclusive, nous invite à « prendre langue [1]» comme le signalait Hervé Damase dans le précédent Édito afin de discuter cette volonté de neutraliser le débat du sexe dans la langue, à la lumière de l’enseignement de Lacan et de notre clinique.
Il y a plusieurs années, orthophoniste, j’ai reçu une petite fille de 7 ans m’ayant été adressée parce qu’elle parlait avec un petit cheveu sur la langue. Elle, pas du tout gênée par le fait de remplacer systématiquement les /ch/ par des /s/, me raconte un jour qu’un garçon lui a envoyé en classe, un cœur dessiné sur un bout de papier, puis ponctue son histoire par cet énoncé : « Ça m’a fait choc ! ». Le phonème /ch/ avait jailli tout à coup sans exercices visant à renforcer le tonus lingual ou encore sans article devant « choc ». Peu importe la conformité grammaticale de l’énoncé – d’ailleurs elle n’a pas dit que ça lui avait fait un choc. Cette formulation, lalangue de cette petite patiente, je l’ai prise à la lettre, en tant que « Lalangue sert à toutes autres choses qu’à la communication [2]». Cette petite fille m’apprenait combien la langue – la langue française aussi bien que l’organe – n’est pas à orthopédier.
Il me semble que le travail avec les enfants est fort enseignant sur ce point car bien souvent ils se saisissent de cette opportunité de jouer avec la langue. Alors en séance, on jouljeut[3]. Un jeu très apprécié est celui qui consiste à deviner ce qui est écrit lorsque toutes les voyelles sont remplacées par des *, les enfants s’en donnent à cœur joie pour y lire tel ou tel mot. Parfois cela ne correspond pas au moule dessiné par les consonnes et les *, c’est l’occasion pour qu’un signifiant advienne ou qu’un décalage entre le sens attendu et celui inattendu provoque rire et surprise.
Dans son poème « Voyelles », Arthur Rimbaud attribue à chaque voyelle, une couleur :
A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
[…]
Golfes d’ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;[4]
Cette poésie a donné lieu à une multitude d’interprétations, d’analyses, cherchant à évacuer son caractère énigmatique pour atteindre un sens qui serait final, figé, éternel.
« Là où ça parle, ça jouit » nous apprenait Lacan, et remanier la langue ne fait que révéler un autre mode de jouissance, toujours aussi inadéquat pour parler du genre.
C’est sur ce point que vont se rejoindre les trois auteurs de ce numéro spécial. Valeria Sommer-Dupont met au jour le leurre de l’écriture inclusive dont le but serait de supprimer l’équivoque de manière nécessaire, et rappelle la catégorie de la contingence, non sans jeu avec lalangue. Vous découvrirez ensuite le texte d’Eulalie Berger qui développe avec finesse plusieurs aspects de la lettre ‑e en français, en tant qu’elle incarnerait le féminin et qui témoigne des inventions faites par ses élèves-grammairiens. Enfin, Maria Torres Ausejo pointe de manière très intéressante le paradoxe de liberté que pose la tentative de vouloir échapper à l’assignation d’un genre.
J****x N**l !
[1] Damase H., « Édito » du Zappeur n° 9, 16 décembre 2020, disponible en ligne : https://institut-enfant.fr/zappeur-jie6/edito-zappeur‑9/
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 126.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 19 février 1974, inédit.
[4] Rimbaud A., « Voyelles », édition Poésie/Gallimard.