Par Céline Aulit
« On ne naît pas femme, on le devient ». Cet adage célèbre de Simone de Beauvoir avait déjà coulé quelques jours heureux sous la plume de Freud du temps de son texte sur « L’organisation génitale infantile »[1]. Tant le petit garçon que la fillette avaient une série d’étapes à traverser avant de s’installer progressivement dans une position sexuée qui n’est pas déterminée par le fait d’avoir ou pas l’organe. Mais s’il ne s’agit pas d’un choix laissé au hasard de l’anatomie, de quel choix s’agit-il ?
Très tôt, une jouissance fait effraction dans le corps de l’enfant qui face à ce surgissement, n’a aucun code qui lui permettrait de déchiffrer ce qui lui arrive. Or, parce qu’il est un être de langage et pas seulement un animal guidé par l’instinct, l’enfant a un « besoin pressant d’investigation […] sexuelle »[2]. Même s’il se rend vite compte que « le signifiant montre des défaillances électives […] au moment où il s’agit de se dire mâle ou femelle » [3], c’est à partir de cette faille qu’il va élaborer ses théories sexuelles autour de cette jouissance « foncièrement asexuée »[4].
Encore faut-il pour cela que l’enfant ait consenti à sortir de sa position de phallus venant combler la mère en accordant au père le crédit de donner à sa femme ce qu’elle désire parce qu’il l’a. Cette dimension du don ouvrant la voie de l’identification est surtout une promesse[5] que le père offre à l’enfant, un signifiant en réserve dont celui-ci pourra se servir plus tard pour se construire comme garçon ou fille. Ce consentement, tout en écornant un bout de liberté lié à l’illimité de la jouissance, inscrit le sujet dans un discours qui lui permettra de continuer à apprivoiser cet étranger en lui.
Les quelques repères que recèle ce signifiant sur ce qu’il y a à faire en tant qu’homme ou femme ouvriront la voie à certaines identifications puisque « Identification sexuelle vient à la place de rapport sexuel » en tant qu’il n’y en a pas[6]. Ces identifications permettent d’endormir un tant soit peu l’effraction de la jouissance dans le corps en lui donnant du sens.
En même temps que l’on interroge l’inconscient et le savoir qu’il enferme à propos de la différence des sexes, un trou de plus en plus profond se creuse puisque rien dans l’Autre ne peut de façon universelle inscrire cette différence. Néanmoins, « il y a bien une différence mais elle n’est pas « sexuelle », car si différence sexuelle il y avait, elle établirait en effet un rapport entre les deux sexes »[7].
En s’intéressant à la singularité des modes de jouir, Marie-Hélène Brousse [8] nous propose un pas de côté permettant d’aborder autrement la différence sexuelle. Comment s’arrange l’être parlant avec sa relation à son propre corps ? [9] C’est ce que nous apprennent jour après jour les sujets que nous accompagnons dans nos institutions. Et notamment par l’usage qu’ils font de l’écriture comme autre mode du langage que la parole [10]pour enserrer le réel, là où loin des identifications prometteuses, le sujet est pétrifié sous un signifiant « monolithe » indialectisable[11], en proie à la machine signifiante qui ne fait qu’enfler la jouissance sans lui offrir de bord.
Cette petite vignette est à ce propos très enseignante : Eliot, appelons-le comme ça, a 5 ans et se présente comme une tornade dont le corps fuit régulièrement et à tout moment de la journée. Petit à petit, le rythme des comptines scande ses ateliers, il se met à les écrire sans même connaître les lettres, en s’appliquant à ponctuer ses phrases à la mesure du tempo de la chansonnette. Ces prémisses d’un ordonnancement de son monde lui permettent d’entrer avec vivacité dans les apprentissages et notamment dans l’écriture dont il fait très vite grand usage pour adresser son lot de demandes. Jusque-là pétrifié dans une place de « rien », pour l’Autre, contrairement à sa grande sœur, il se met à s’affubler des objets féminins de cette dernière qui, elle, « a ». Cette identification imaginaire aussi précaire que labile, loin de lui donner une réponse quant à sa place dans le désir de l’Autre, vient agiter, sur son versant illimité, la question de la jouissance sexuelle. C’est lorsqu’à l’école, un professeur écrit son nom en redoublant le « t » de son prénom qu’Eliot s’insurge : « Je ne suis pas une fille ». A défaut d’un semblant, la lettre borde la jouissance de cet enfant et fait toute la différence.
[1] Freud S., « L’organisation génitale infantile », La Vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 113–116.
[2] Freud S., « L’organisation génitale infantile », op. cit., p.115.
[3] Lacan J., « Petit discours aux psychiatres », inédit.
[4] Miller J.-A., « Les paradigmes de la jouissance », La Cause freudienne, Paris, Navarin/Seuil, n° 43, octobre 1999, p. 20.
[5] Miller J.-A., Du Nouveau, p.51
[6] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Tout le monde est fou », enseignement donné dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 30 janvier 2008, inédit.
[7] Roy D., « Quatre perspectives sur la différence sexuelle », texte d’orientation pour la 6e Journée de l’Institut de l’enfant, 2 mai 2019, consultable en ligne.
[8] Brousse, « Le trou noir de la différence sexuelle », texte d’orientation pour la 6e Journée de l’Institut de l’enfant, 2 mai 2019, consultable en ligne.
[9] Ibid
[10] Ibid.
[11] Stevens A., « Deux destins pour le sujet : identifications dans la névrose et pétrifications dans la psychose », Les Feuillets du Courtil, n° 2, archive consultable en ligne.