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La sexuation des enfants à l’épreuve du réel 

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Point de départ 

Dans la leçon du 8 décembre 1971 du Séminaire …ou pire, Lacan énonce que la dif­fé­rence pré­coce entre fille et gar­çon consti­tue son point de départ : « Quand je dis qu’il n’y a pas de rap­port sexuel, j’avance très pré­ci­sé­ment cette véri­té, que le sexe ne défi­nit nul rap­port chez l’être par­lant. Ce n’est pas que je nie la dif­fé­rence qu’il y a, dès le plus jeune âge, entre ce que l’on appelle une petite fille et un petit gar­çon. C’est même de là que je pars [1]».

Dès l’année sui­vante, dans le Séminaire Encore, Lacan pré­cise que les carac­tères sexuels secon­daires appa­rais­sant sur les corps, ces carac­tères visibles et phy­siques qui se mani­festent à la puber­té, font l’être sexué, tan­dis que la jouis­sance du corps est asexuée. La logique de la sexua­tion qui rend rai­son de la caté­go­rie de la jouis­sance ne s’appuie pas sur les carac­tères sexuels somatiques.

Chez homo sapiens, « les sexes paraissent se répar­tir en deux nombres à peu près égaux d’individus [2]». L’indice bio­lo­gique du sexe-ratio, défi­ni comme le nombre de mâles et de femelles au sein d’une espèce à repro­duc­tion sexuée pour une géné­ra­tion don­née, est un rap­port numé­rique pro­por­tion­nel qui s’applique aus­si bien aux êtres humains qu’aux poissons-clowns. Chez les pre­miers, ce sexe-ratio obser­vé à la nais­sance pré­sente d’ailleurs un léger excé­dent chez les mâles. Cet indice bio­lo­gique est de nature sta­tis­tique, il peut être influen­cé par des fac­teurs éco­no­miques ou des croyances reli­gieuses. C’est ain­si qu’en Inde comme en Chine, les avor­te­ments sélec­tifs pra­ti­qués dans le but d’éviter les dif­fi­cul­tés éco­no­miques asso­ciées à la nais­sance d’une fille ont eu une influence sur le sexe-ratio mon­dial. La mas­cu­li­ni­sa­tion de la popu­la­tion varie selon les régions du monde ; elle a pro­gres­sé au rythme des pro­grès de la science et des méthodes d’analyses prénatales.

Le réel dont il s’agit en psy­cha­na­lyse n’est pas un pro­duit de la science comme l’est la bio­lo­gie. Ce réel se défi­nit comme ce qui ne s’écrit pas. La fonc­tion de la signi­fiance que com­mande ce réel est qu’il est impos­sible de sai­sir tous les signi­fiants simul­ta­né­ment. Ainsi, quand cer­tains signi­fiants sont appe­lés, d’autres sont refou­lés, cen­su­rés ou inter­dits [3]. À cet égard, Lacan constate que c’est le plus sou­vent comme lettre que le signi­fiant refou­lé se mani­feste dans une ana­lyse [4]. Ceci implique une atten­tion redou­blée à ce qui s’écrit par le biais du symp­tôme dans une névrose infantile.

L’expérience parlante

Une norme contem­po­raine vise l’égalité de trai­te­ment afin que les enfants se déve­loppent libre­ment, de façon indé­pen­dante par rap­port à leurs sexes ana­to­miques. En sup­pri­mant les condi­tion­ne­ments sociaux sexistes, le mal­en­ten­du entre les sexes serait annu­lé. La réflexion porte essen­tiel­le­ment sur la dis­cri­mi­na­tion des petites filles : leurs jouets, la façon dont on leur parle, les livres qu’on leur donne, véhi­cu­le­raient des sté­réo­types sexistes. L’idée qu’en rec­ti­fiant les com­por­te­ments, on agi­rait sur le choix infan­tile relève cepen­dant d’une mécon­nais­sance ou du déni de l’inconscient.

C’est faire fi de la dépen­dance pri­mor­diale du sujet dans son rap­port au désir de l’Autre. La cli­nique montre que le rap­port pri­mor­dial à la mère implique que l’enfant désire deve­nir l’être dési­ré. D’être pris d’emblée dans le sym­bo­lique, l’enfant est signi­fié phal­lus. Être signi­fié phal­lus fait par­tie des péri­pé­ties infan­tiles autour du désir de l’Autre et c’est aus­si l’un des élé­ments qui sou­tient le dis­cours sexuel.

Il convient de prendre en compte les cri­tères lan­ga­giers. Lacan sou­ligne que si un homme n’est rien d’autre qu’un signi­fiant, c’est à ce titre qu’une femme le cherche. Et qu’un homme cherche une femme au titre de quelque chose qui ne se situe que du dis­cours. Pour autant, il n’y pas de symé­trie ou de com­plé­men­ta­ri­té des sexes. En effet, une femme n’est pas toute prise dans le dis­cours. Cette notion de dis­cours est cru­ciale dans la mesure où le signi­fiant ne se réfère à rien, si ce n’est à l’utilisation du lan­gage comme lien entre les êtres parlants.

Ce qui se défi­nit comme homme et femme est de l’ordre de l’expérience par­lante et ne relève pas de l’anatomie. Lorsqu’un gar­çon fait signe à une fille, il fait-homme. Il s’agit de faire croire à quelque chose qui n’est autre qu’un signi­fiant et relève de la dimen­sion du sem­blant. Le gar­çon se prête à la parade des­ti­née à l’autre par­tie. Lacan avance dès lors qu’il convient d’interroger « tout ce qui, dans le com­por­te­ment de l’enfant, peut être inter­pré­té comme s’orientant vers ce faire-homme [5]». À le suivre, la dis­tinc­tion éta­blie par le signi­fiant est repé­rable dès le pre­mier âge : « Assez tôt, plus tôt qu’on ne l’attend, ces indi­vi­dus se dis­tinguent, c’est cer­tain [6]».

L’erreur commune

La dif­fé­rence est d’emblée pré­sente dans la langue de l’Autre, c’est un fait de lan­gage. Lacan met l’accent sur un verbe et sa forme réflé­chie : dis­tin­guer et se dis­tin­guer. En pre­mier lieu, la dis­tinc­tion sexuée pro­vient de l’Autre car elle dépend entiè­re­ment de cri­tères lan­ga­giers. En effet, c’est l’Autre, l’adulte, les parents, qui constatent que le petit bon­homme se com­porte dif­fé­rem­ment de la petite fille. Le petit bon­homme est volon­tiers inquiet, enquê­teur, il recherche la gloire et les hon­neurs comme il le fera plus tard. Tandis que la petite fille est volon­tiers bou­deuse, elle fait la coquette en se cachant der­rière son petit éven­tail. Ces com­por­te­ments ne relèvent pas de la logique incons­ciente, mais de l’observation et du sens com­mun. C’est pour­quoi Lacan s’en moque gen­ti­ment pour indi­quer la voie à ne pas suivre. La sexua­tion des enfants ne se laisse pas sai­sir à par­tir des atti­tudes. Elle n’est ni psy­cho­lo­gique, ni comportementale.

En outre, la dis­tinc­tion opé­rée par l’Autre se trouve régu­liè­re­ment contra­riée par des iden­ti­fi­ca­tions infan­tiles. Lacan ne détaille pas celles-ci dans la pre­mière leçon du Séminaire …ou pire, mais il est clair qu’il se réfère ici aux théo­ries sexuelles infan­tiles décrites par Freud dans les Trois essais sur la théo­rie de la sexua­li­té. L’enfant freu­dien croit à l’universel phal­lique : tout être humain est por­teur d’un phal­lus. Lorsque l’enfant admet que les filles n’en ont pas, mais qu’il per­siste à croire que sa mère est phal­lique, il croit à quelque chose d’imaginaire qui n’est pas iden­tique au pénis. Quand, dans les fan­tasmes ou les rêves des adultes, ce phal­lus appa­raît, il ne s’agit pas non plus du pénis ana­to­mique. Ce que Lacan qua­li­fie d’erreur com­mune consiste à confondre l’organe et le phal­lus [7].

Ce der­nier arrime la dimen­sion sexuelle à celle du lan­gage et l’interdit de la cas­tra­tion est cor­ré­lé au fait qu’il n’est pas pos­sible d’attraper tous les signi­fiants en même temps. Dans le Séminaire XVIII, D’un dis­cours qui ne serait pas du sem­blant, la fonc­tion du phal­lus est non seule­ment essen­tielle à l’institution du dis­cours ana­ly­tique, elle rend inte­nable la bipo­la­ri­té sexuelle dans la mesure où cette fonc­tion « vola­ti­lise lit­té­ra­le­ment [8]» ce qu’il en est de l’écriture du rap­port sexuel. Le phal­lus est l’obstacle fait au dit rapport.

Dans toute l’histoire de la psy­cha­na­lyse, et cela se voit chez Freud dès le début de sa réflexion sur la sexua­li­té, le phal­lus vise le rap­port à la jouis­sance. Cette jouis­sance dite phal­lique n’est pas iden­tique à la jouis­sance sexuelle en rai­son d’une condi­tion de véri­té. En quoi phal­lus et véri­té sont-ils liés ? Dès « La direc­tion de la cure et les prin­cipes de son pou­voir [9] », le phal­lus est défi­ni comme l’organe en tant qu’il est – e.s.t : du verbe être – la jouis­sance fémi­nine. L’écart s’accentue par rap­port à l’idée que le pénis et le phal­lus pour­raient se confondre : être le phal­lus, ce n’est pas l’avoir. La cas­tra­tion porte sur un signi­fiant qui manque dans l’Autre : S(Ⱥ).

Logique et écriture 

Il convient d’envisager l’une des façons dont Lacan a déplié la notion d’identification sexuelle au moment où la sexua­tion appa­raît dans son ensei­gne­ment. Pour Lacan, l’identification sexuelle, ce n’est pas se croire homme ou femme : c’est « tenir compte de ce qu’il y ait des femmes, pour le gar­çon, qu’il y ait des hommes, pour la fille [10]». Homme et femme ne sont rien d’autre que des signi­fiants. Par consé­quent, c’est à par­tir du dire que ces signi­fiants prennent leur fonction.

Les for­mules de la sexua­tion se réfèrent à la logique aris­to­té­li­cienne des pro­po­si­tions de véri­té. S’y ajoute la nota­tion moderne de deux quan­ti­fi­ca­teurs. Le quan­ti­fi­ca­teur uni­ver­sel est noté ∀. En logique, la nota­tion : ∀x P(x) se lit « pour tout x P(x) », ce qui signi­fie que tout x pos­sède la pro­prié­té P. Il convient de rete­nir la valeur uni­ver­selle du « pour tout » auquel cette écri­ture ren­voie. L’autre quan­ti­fi­ca­teur est le quan­ti­fi­ca­teur exis­ten­tiel noté ∃. La nota­tion ∃x P(x) se lit : il existe au moins un x tel que P(x). Autrement dit, un seul suf­fit à véri­fier la véri­té de la proposition.

Du côté de la part-homme de la sexua­tion, la pro­po­si­tion exis­ten­tielle est une par­ti­cu­lière néga­tive : il existe un x qui n’est pas sou­mis à la fonc­tion phal­lique, c’est-à-dire à la cas­tra­tion. La pro­po­si­tion uni­ver­selle peut se lire : tous les hommes sont sou­mis à la fonc­tion phal­lique. Ceci retrouve les déve­lop­pe­ments de Freud selon les­quels, à l’origine de l’humanité, le père de la horde jouis­sait de toutes les femmes en excluant les fils. N’étant pas sou­mise à la règle phal­lique, cette excep­tion fonde l’ensemble de tous les hommes sou­mis à la cas­tra­tion. C’est par la fonc­tion phal­lique que la jouis­sance trouve sa limite.

Du côté de la part-femme des êtres par­lants, il n’y a pas de x qui ne soit pas sou­mis à la fonc­tion phal­lique, la cas­tra­tion fonc­tionne pour toutes les femmes sans excep­tion. Pour autant, comme il n’y a pas d’exception cor­res­pon­dant à la fonc­tion du père, les femmes ne sont pas toutes entières dans la fonc­tion phal­lique. Ainsi, rien n’échappe à la fonc­tion phal­lique, mais quelque chose manque à faire limite à l’ensemble. Il n’y a pas de figure équi­va­lente à l’au-moins-un de la part-homme.

Le choix sexué 

Ce qui appa­raît, c’est la ques­tion du choix. L’être par­lant peut se poser comme cas­tré en réfé­rence à la part-homme, quel que soit son sexe ana­to­mique. Il peut aus­si choi­sir de se ran­ger du côté où la fonc­tion phal­lique ne trouve pas sa limite. Du côté de la part-femme, la jouis­sance se dédouble en jouis­sance liée au phal­lus et en jouis­sance se rap­por­tant au manque dans l’Autre, celle dont on sait qu’on l’éprouve sans savoir ce qu’elle est.

Définie comme le fait de se recon­naître homme ou femme indé­pen­dam­ment de l’anatomie, la sexua­tion pose la ques­tion de l’inscription de l’être par­lant dans la fonc­tion phal­lique. Appliquée à l’enfant : celui-ci se situe-t-il du côté de ceux pour les­quels il existe une excep­tion échap­pant à la cas­tra­tion, cette for­ma­li­sa­tion de la jouis­sance cor­res­pon­dant à la figure du père mythique de Totem et Tabou ? Ou bien, l’enfant s’inscrit-il du côté où quelque chose manque à faire tenir l’ensemble de tous ceux qui sont sou­mis à la cas­tra­tion, d’où le fait de n’être pas tout entier ins­crit dans fonc­tion phallique ?

L’enjeu est de savoir s’il n’est pas vrai que la cas­tra­tion domine tout chez l’enfant. Une part de sa jouis­sance, la part-femme, ne serait pas assu­jet­tie à la parade des semblants.

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, Paris, Seuil, 2011, p. 13.

[2] Ibid., p. 15.

[3] Ibid., p. 30.

[4] Ibid., p. 26.

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un dis­cours qui ne serait pas du sem­blant, Paris, Seuil, 2006, p. 32.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, op. cit., p. 15.

[7] Ibid., p. 17.

[8] Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un dis­cours qui ne serait pas du sem­blant, op. cit., p. 67.

[9] Lacan J., « La direc­tion de la cure et les prin­cipes de son pou­voir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 585–645.

[10] Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un dis­cours qui ne serait pas du sem­blant, op. cit., p. 34.