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La sexuation est quelque chose qui se cherche

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Par Isabelle Magne

 

Rose, quatre ans et demi, joue à un jeu de Fort-Da avec son corps der­rière une paroi colo­rée. Elle se cache, puis se montre et me dit : « J’adore le mul­ti­co­lore ». Le des­sin va prendre une place pri­vi­lé­giée pour elle lors de nos ren­contres. Elle com­mence par tra­cer des che­mins, puis des des­sins mul­ti­co­lores, qui ne sont pas la repré­sen­ta­tion de ce qu’elle nomme, mais des formes très tra­vaillées, alam­bi­quées, avec des tor­sions et des com­par­ti­ments. S’ensuit une phase de décou­pages, où les bouts dont elle n’a plus besoin sont mis à la pou­belle. Une série de formes se répète : des « îles flot­tantes », un « cœur mul­ti­co­lore », une « poire mul­ti­co­lore ». Elle tente – « c’est la pre­mière fois » me dit-elle – un arbre, puis une tour, aux contours noirs ou gris. À par­tir de là, Rose cherche à faire entrer son des­sin dans la conven­tion aus­si bien côté cou­leurs, que côté repré­sen­ta­tion de ce qu’elle raconte.

Elle des­sine le « roi des sou­ris », il est gris, cou­leur conven­tion­nelle pour une sou­ris, mais, alors qu’elle lui des­sine un large sou­rire rose, elle le nomme la « reine des sou­ris ». La reine des sou­ris a de longs che­veux dorés, comme la cou­ronne qu’elle porte et comme le voile qui couvre ses jambes. Mais « les prin­cesses n’ont pas que du rose » me dit-elle, « elles ont aus­si les cou­leurs de l’arc-en-ciel et du noir ». Elle des­sine alors une prin­cesse, moins colo­rée que la reine, avec un long voile de la tête aux pieds. Elle ne lui des­sine pas de che­ve­lure, tout en me disant que « les prin­cesses ont les che­veux jusqu’aux fesses ».

Si les bras de la reine, comme ceux de la prin­cesse sont des­si­nés bien éri­gés et non le long des corps, Rose va atti­rer mon atten­tion sur le fait qu’elle sait des­si­ner les robes de prin­cesses. Partant du haut du corps, elle trace un trait en zig­zag figu­rant une sorte de cor­set, puis elle des­sine au niveau de la taille, soit au niveau de là où se trou­ve­rait le sexe, deux traits évo­quant un fes­sier, ou bien un sexe fémi­nin. Rose raconte alors que la prin­cesse devient une reine heu­reuse quand elle se marie. L’amour, le mariage, ont des effets de méta­mor­phose pour les êtres par­lants. Ainsi, à pro­pos de l’histoire de « La Belle et la Bête », Rose for­mule : « Elle devient un homme et plus un bête ». Le glis­se­ment du genre, fai­sant pas­ser le signi­fiant bête du nom à l’adjectif, pro­duit une très jolie équi­voque. Les petits enfants qui n’écrivent pas encore ont la liber­té de marier les genres gram­ma­ti­caux comme ils le veulent. Une bête pour Rose c’est mas­cu­lin ; ou bien, qui ne se marie pas reste bête.

« Nous serions ain­si bio­lo­gi­que­ment déter­mi­nés pour ne pas être com­plè­te­ment bio­lo­gi­que­ment déter­mi­nés, géné­ti­que­ment déter­mi­nés pour être libres »[1], conclut François Ansermet après avoir mis en ten­sion neu­ros­ciences et psy­cha­na­lyse sur la ques­tion de la trace. Mais de quelle liber­té s’agit-il ? « La place du sujet »[2] pré­cise François Ansermet.

La place du sujet en psy­cha­na­lyse ne cor­res­pond pas à la liber­té de choi­sir d’un sujet. Dans ce der­nier cas, il s’agit du sujet de la conscience, sujet à pro­pos duquel la psy­cha­na­lyse a mon­tré qu’il n’est ni libre, ni pre­mier. Le sujet est dépen­dant de l’Autre et par là, il est effet de lan­gage. Et non seule­ment « ça parle de lui dans l’Autre », selon la for­mule de Yasmine Grasser[3], mais le lan­gage a aus­si une inci­dence sur le corps. « Le lan­gage para­site le corps, il l’affecte – “affec­tion tra­çante de la langue sur le corps”[4]. On n’est plus dans la cau­sa­li­té natu­relle, mais plu­tôt dans ce que Lacan désigne comme une « cau­sa­li­té logique »[5], au sens de logos, qui donne toute sa place à l’acte du sujet. »[6] Les enfants qui ren­contrent un ana­lyste ne res­tent pas « pas­sifs » sous le signi­fiant. Dans la ren­contre avec le désir d’un Autre, ils prennent place en tant que sujet, manient les signi­fiants et s’approprient leur corps.

La sexua­tion, telle que Jacques Lacan la défi­nit, entre dans ce che­mi­ne­ment. « Dès mars 1973, Lacan intro­duit quant au sexe une approche inédite à par­tir de la logique. Le côté dit “mas­cu­lin” – côté gauche du tableau de la sexua­tion – concernent les corps humains en tant qu’ils parlent, quelle que soit la caté­go­rie gen­rée à laquelle ils s’identifient et sui­vant laquelle ils se nomment. Appelons ces corps par­lants “LOM”, néo­lo­gisme inven­té par Lacan pour dési­gner l’incidence du avoir un corps sur le sujet de l’inconscient. »[7]

Rose, n’est pas encore fixée dans des iden­ti­fi­ca­tions et elle nous montre que la sexua­tion est un pro­ces­sus, quelque chose qui se cherche. Avec des pro­duc­tions des­si­nées et ses signi­fiants, elle cherche avec la signi­fi­ca­tion phal­lique ce que peut être deve­nir une femme.

[1] Ansermet F., « Trace et objet, entre neu­ros­ciences et psy­cha­na­lyse », La Cause freu­dienne, n°71, juin 2009, p. 174.

[2]  Ibid.

[3] Grasser Y., « Pourquoi le sujet ne parle pas ? », CLAP – Le Carnet, n°2, mars 2008, p. 11.

[4] Miller J.-A., « Biologie laca­nienne et évé­ne­ments de corps », La Cause freu­dienne, n°44, Paris, Navarin / Le Seuil, octobre 2000, p. 47 [36 en ver­sion élec­tro­nique], cité par Ansermet F., « Trace et objet, entre neu­ros­ciences et psy­cha­na­lyse », op. cit., p. 173.

[5] Lacan J., « La psy­cha­na­lyse vraie, et la fausse », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 166, cité par Ansermet F., « Trace et objet… », op. cit., p. 173.

[6] Ansermet F., « Trace et objet, entre neu­ros­ciences et psy­cha­na­lyse », op. cit., p. 173.

[7] Brousse M.-H., Mode de jouir au fémi­nin, Navarin édi­teur, Paris, 2020, p. 32.

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