Par Eulalie Berger
Quand le thème de la prochaine Journée de l’Institut de l’Enfant a été dévoilé, je me suis demandée qu’est-ce qu’une enseignante de CE1 pourrait dire de la sexuation ?
Mes élèves m’ont aiguillé vers une réflexion. Si le CP permet d’apprendre à décoder et à lire, le CE1 initie aux règles d’accords et aux mystères de la langue écrite. « Les enfants sont naturellement lacanien dans l’usage de la parole » dit Pierre Encrevé[1]. Alors, grâce à eux, je me suis penchée sur la lettre « e » qu’en français incarne le féminin. Que le « e » soit mon initiale écrite et sonore et le son « eu » particulièrement français, m’aura sans aucun doute réjoui dans cette divagation.
« L’enfant est un linguiste, un grammairien en ce sens qu’il se construit une grammaire intériorisée qui lui permet à la fois d’analyser ce qu’il entend et de produire lui-même des phrases qui s’inscrivent dans le cadre de toutes phrases possibles de sa langue maternelle. [2]»
Dans la langue française, seuls deux genres caractérisent les mots, le neutre n’existe pas et les objets ont des genres arbitraires. Dans les conversations de la classe ou dans la cour, le flou sur le genre des objets est grand !
Ainsi Y. dit-il systématiquement l’inverse : tout ce qui est masculin est féminin, tout ce qui est féminin est masculin. Cela ne s’arrête pas aux objets, il dit « une garçon », un « fille ». Y. est turcophone et en turc les mots n’ont pas de genre.
Pourquoi en français le soleil est-il masculin et pas la lune ? Il est vrai qu’il y a de quoi s’étonner. Notons qu’en allemand on dit « die Sonne » et « der Münd ». Pourquoi la mort est-elle féminine en français et masculine en allemand ? Le titre La jeune fille et la mort sonne différemment dans la langue de Goethe.
Une petite fille m’a ainsi demandé un jour pourquoi disait-on une table alors qu’elle avait quatre pieds ? La pédagogue reste coite devant cette abîme.
Pour entrer en grammaire à l’école, il s’agit souvent de classer et de trier. Le genre grammatical a deux listes de prédilections à trier : les métiers et les animaux. Concernant les animaux, mes élèves m’ont permis de remarquer des incongruités de langage qui, en bon grammairien, les étonnent. « Quel est le mâle de la grenouille ? » « Le crapaud ! » répondent les enfants, bien contents. Et non c’est la grenouille mâle. Ils sont abasourdis, et devront encore découvrir, que la baleine, la girafe n’ont pas plus de masculin. Il convient de dire une girafe mâle ou une girafe femelle. « N’importe quoi » s’écriait un jour A., le même enfant qui me disait : « On dit la poule, le coq et le ou la poulet parce que lui il sait pas encore ! »
« Devant ce qui nous apparaît comme une faute de langue orale chez le petit enfant, avant de le rectifier, dit P. Encrevé, il serait utile de savoir reconnaître devant lui son activité grammairienne, et juste de la saluer [3]». Et quel effort pour cet enfant !
Pour les métiers, le féminin de facteur devient la facteuse, la vendeuse la vendrice dans un effort constant de construire conformément à ce qu’ils ont compris dans la matière orale. Les enfants sont des poètes innés. « On crée une langue pour autant qu’à tout instant on lui donne un sens, on donne un petit coup de pouce, sans quoi la langue ne serait pas vivante. Elle est vivante pour autant qu’à chaque instant on la crée [4]».
Dans la langue écrite, au CE1, l’enfant découvre les lettres muettes et les règles d’accord. Dire que le « e » est la lettre du féminin, c’est une simplification mensongère. Le e est polymorphe, souvent muet, et s’articule dans plusieurs graphèmes pour construire d’autres sons, avec ou sans accent (en, ein, ien, é, è, ê, eu, er, et…). Il est une marque morphologique de genre et une marque morphologique de conjugaison (e, es, e, ent). George Perec, maitre de l’OuLiPo (L’Ouvroir de littérature potentielle) a écrit tout un roman utilisant que cette voyelle : « Telles des chèvres en détresse, sept Mercédès-Benz vertes, les fenêtres crêpées de reps grège, descendent lentement West End Street et prennent sénestrement Temple Street vers les vertes venelles semées de hêtres et de frênes près desqelles se dresse, svelte et empesé en même temps, l’Evêché d’Exeter. Près de l’entrée des thermes, des gens s’empressent. Qels secrets recèlent ces fenêtres scellées ?[5]»
Le « e » est indiqué dans l’accord de l’adjectif et termine souvent les noms féminins. Pour trouver le féminin d’un mot masculin, on ajoute un e. Les exercices joueront sur cette équivoque : pour trouver le nom de la femelle ou de la femme ajouter un « e ». Ainsi, le boucher, la bouchère, le lapin, la lapine… L’enfant linguiste grammairien en fait une règle et l’applique. Ainsi I., élève primo-arrivante qui ne parlait que l’arabe et l’italien deux mois avant, écrit une histoire de loupe. Lire un texte d’enfant de 7 ans est un plaisir toujours renouvelé. Il s’agit de décoder leur langue, leur code qui n’est pas à la norme et de l’entendre. Pour cette histoire de loupe, le loup est venu m’aider en fin de texte. Je dis alors à I. que la femelle du loup est la louve. « Mais le p sert à rien ! », rétorque-elle.
Même agacement pour A. avec le mot souris, alors qu’il est féminin le s ne sert à rien s’il faut un c pour écrire souriceau !
« La caractéristique de l’enfant-grammairien comme auditeur de littérature est que cette langue littéraire est immédiatement à sa portée linguistique [6]», dit P. Encrevé, « il serait heureux que l’école ne soit jamais le lieu où l’enfant arrive en sachant parler pour en ressortir persuadé qu’il ne sait pas le français [7]». Si la langue écrite avec ses balbutiements rencontre plutôt un correcteur qui sait qu’un sujet qui lit, alors sans doute nos petits grammairiens seront découragés. Soutenir leurs essais d’écriture est pour moi fondamental et s’articule avec la transmition des normes grammaticales et syntaxiques pour que leurs écrits soient lisibles.
En mars 2017, l’éditeur Hatier publie un manuel scolaire pour CE2 en employant l’écriture inclusive, forme d’écriture défendue depuis 2015 par le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, née d’une volonté de ne plus appliquer la règle « le masculin l’emporte sur le féminin » (règle qui a remplacée au XVIIe siècle celle de l’accord de proximité ‑le dernier mot ou le groupe le plus nombreux induisaient l’accord).
Dans l’écriture inclusive les pratiques portent sur trois aspects : accorder les noms de métiers et de fonctions au genre de la personne qui l’occupe ; privilégier les expressions non sexuées, comme « les droits humains » à la place « des droits de l’Homme » ; bannir le genre masculin pluriel et utiliser les formes féminin pluriel et masculin pluriel. Pour cela, figurer les deux formes, « il ou elle part en vacances », ou utiliser à l’écrit une forme liée par un point médian, « ami·e » « participant·e ». Le point médian mettrait sur le même plan les deux genres : les « gentil·le·s » enfants, les « acteur·rice·s ». Pour éviter la répétition du point au pluriel, on peut l’utiliser une seule fois « les électeur·rices ». Certains pronoms sont remplacés. On utilise de nouveaux pronoms pluriel, neutres en genre comme : « iels » (« elles/ils »), « toustes » (« tous/toutes »), « ceulles » ou « celleux » (« celles/ceux »), ou « elleux » (« elles/eux »).
Que feront mes élèves de cette nouvelle typologie ? Les intégreron-ils à leurs écrits ?
À la suite de P. Encrevé, « Je reconnais dans la langue des cités une vitalité langagière d’une étonnante richesse [8]», « une richesse lexicale exceptionnelle et une inventivité linguistique particulièrement ludique [9]». La langue est une matière vivante.
[1] Encrevé P., « L’enfant grammairien », Le Savoir de l’Enfant, édition Navarin, 2013, p 134.
[2] Ibid., p. 123.
[3] Ibid., p. 134.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 135.
[5] Perec G., Les Revenentes, éditions Julliard, 1972.
[6] Encrevé P., « L’enfant grammairien » op. cit., p. 139.
[7] Ibid., p. 140.
[8] Ibid., p. 136.
[9] Ibid., p. 137.