Par Dominique Holvoet
Le terme de sexuation est d’un usage peu commun. Il semble trouver sa source seulement à la fin du XIXe siècle. L’on rencontre, par exemple, sous la plume de Jean Izoulet : « De même que la sexuation physique est un mode supérieur de génération auquel l’évolution vitale n’est arrivée que tardivement, de même je vois dans la sexuation psychique un tardif et précieux produit de l’évolution sociale [1]».
L’attribution du genre que désigne le terme de sexuation relève de la façon dont l’être parlant habite son corps et non pas de son anatomie. Être mâle ou femelle ne détermine pas l’être homme ou femme. Rien dans l’inconscient n’écrit la différence sexuelle. Je cite Miquel Bassols dans un article récent de Lacan Quotidien : « Il n’y a rien dans l’inconscient freudien – pas davantage dans ses formations, rêves, symptômes ou délires – qui nous assure que la différence sexuelle entre un être-homme et un être-femme y soit inscrite. L’inconscient se comporte comme s’il n’existait qu’un sexe, et le problème, c’est de savoir lequel. [2]»
Que la différence sexuelle ne soit inscrite nulle part dans l’inconscient est un fait difficile à admettre tout autant qu’à comprendre. Disons ceci pour commencer, qu’il y a un seul signifiant pour les deux sexes. Jacques Lacan a formulé à la base de son enseignement que l’inconscient est structuré comme un langage. Ce qui veut dire qu’il est constitué d’un système d’opposition. Un signifiant ne vaut qu’en opposition à tous les autres. Eh bien le signifiant du sexe présente cette particularité de n’avoir aucun contraire. Le signifiant du sexe, que nous appelons phallus, reste dans le système du langage un axiome à prendre comme tel. Dès lors, la sexualité ne peut s’établir sur le système d’opposition binaire du langage. Quelque chose ne peut se dire quant au rapport entre les sexes, ce que Lacan a formulé avec l’aphorisme « il n’y a pas de rapport sexuel [3]», ajoutons : qui puisse s’écrire. Aucun mode d’emploi, aucun usage préétabli ne sont disponibles. Autrement dit, l’identité de genre n’épuise pas la question de la sexualité en tant que ce qu’on appelle sexualité concerne des modes de jouir et non une identité. Dès lors on n’est pas un homme ou une femme, on joue à l’être. Il y a toujours une dimension de mascarade quand on cherche à rejoindre une identité sexuée. L’identité sexuée relève du champ de l’Autre, elle se pose toujours en rapport à l’Autre du signifiant, alors que la jouissance est radicalement sans Autre. « Quand il s’agit de jouissance, et surtout de jouissance sexuelle, nous entrons dans le champ de l’Un… sans Autre [4]» relève M. Bassols. Et il conclut que ce à quoi nous avons alors affaire ce n’est plus à la différence du signifiant mais à « une différence absolue, sans aucun Autre auquel s’opposer pour la définir. C’est la jouissance du corps, la sexualité même. [5]» C’est à partir de là que Lacan s’autorise à dire qu’on peut se passer du Nom-du-Père mais à condition de s’en servir, autrement dit d’en faire un instrument.
Et c’est ce que fait le petit enfant en élucubrant des théories sexuelles. Il se sert du signifiant pour rabouter le trauma de sa rencontre avec le sexuel dans sa différence absolue.
Lesdites théories sexuelles infantiles
Revenons donc à Sigmund Freud. Nous sommes en 1908 lorsqu’il rédige son article intitulé « Les théories sexuelles infantiles » sur quoi je vais centrer mon propos. Ses sources proviennent d’abord de témoignages ou d’observations de ce que disent et font les enfants. Et nous savons combien le cas du Petit Hans occupera une place de choix dans ce matériel. Je relève que le premier matériel de Freud est ce qui sort de la bouche des enfants, qui est selon les Écritures, vérité. Freud tire également les conséquences de ce dont ses analysants témoignent, soit à partir de leurs souvenirs conscients, soit à partir du matériel inconscient obtenu par l’analyse. Et à ce titre l’analyse du cas de l’Homme aux loups occupera également une grande place et va nous intéresser au titre que Freud n’y trouve pas tout à fait ce qu’il cherche. C’est tout le paradoxe de ce thème de la journée de l’Institut psychanalytique de l’Enfant – choisi pour mettre au travail des praticiens dans le champ institutionnel où l’on rencontre principalement la psychose – que justement dans la quête des théories sexuelles infantiles ayant présidées à l’édification du sujet, il y a, avec l’enfant psychotique, quelque chose qu’on ne trouve pas – et pour cause. C’est ce qu’il nous faudra débrouiller. Je n’ai pas dit qu’on ne trouvait pas de théories sexuelles, mais qu’il y a déjà à ce niveau une différence fondamentale dans la possibilité pour l’enfant de symboliser un réel.
Freud ouvre son article sur un paradoxe : il imagine que si un extra-terrestre devait observer le monde humain tel qu’il est, il serait avant tout frappé de « l’existence de deux sexes parmi les êtres humains qui, par ailleurs si semblables, accentuent pourtant leur différence par les signes les plus extérieurs [6]». Et pourtant, note Freud, ce n’est pas le point de départ pris par les enfants ! Les enfants n’examinent pas plus avant la différence sexuelle entre les parents. Il faudra un événement extérieur, par exemple l’arrivée d’un enfant dans la famille ou dans l’entourage, l’intrusion d’un semblable, pour stimuler un travail de recherche qui fera que cet enfant commence à se préoccuper « du grand problème de la vie et se pose la question : d’où viennent les enfants ? [7]» Et Freud trouve cette belle formule qui revient d’ailleurs également dans d’autres textes : « la question elle-même est, comme toute recherche, un produit de l’urgence de la vie [8]».
À quelle place les théories sexuelles infantiles viennent-elles se loger dans la dynamique psychique du sujet ? Elles viennent à la place d’un savoir qu’il n’y a pas, elles viennent combler un trou. Il y a un trou dans le savoir et c’est ce que Lacan a nommé de la façon la plus explicite il n’y a pas de rapport sexuel qui puisse s’écrire. Le titre des 47e Journées de l’École de la Cause freudienne de 2017 était : « Apprendre, désir ou dressage ». Elles mettaient le doigt sur ce qui est la source profonde de tout apprentissage, à savoir l’énigme du rapport entre les sexes et ses diverses tentatives de résolution depuis la sublimation par le névrosé jusqu’à l’invention psychotique en passant par le génie scientifique. La curiosité de l’enfant qui en fait tantôt un petit philosophe, tantôt un grand scientifique, trouve sa racine dans la préoccupation qui fut la sienne dans la petite enfance à résoudre l’énigme de l’origine de la procréation – qui inclut bien sûr l’énigme du désir qui a présidé à sa naissance.
Mais avançons pas à pas. Confronté à cette énigme, Freud avance que l’enfant va le plus souvent chercher l’explication auprès de ses parents et qu’il rencontre là une première impasse car au mieux il obtiendra une réponse évasive, au pire il se fera réprimander pour son désir de savoir et le plus souvent l’adulte aura recours à un savoir mythologique. Dans nos contrées c’était le mythe de la cigogne qui prévalait – il est raconté qu’elle apporte les enfants qu’elle est allée chercher dans l’eau, mais l’enfant y oppose un doute plus énergique que ce qu’imaginent les parents. Freud donne l’exemple d’un enfant que la nourrice avait retrouvé avec effroi au bord de l’étang où il s’était empressé d’aller observer… les enfants sortant de l’eau. Aujourd’hui on apporte aux enfants des théories plus scientifiques – des histoires de gamètes et d’ovocytes, mais est-ce que ça change fondamentalement la donne ? Toujours est-il que la fable de la cigogne ou autres explications à portée mythologique voire scientifique ne relèvent pas des théories sexuelles infantiles. Les enfants vont construire leur propre théorie à partir de l’observation, notamment des animaux qui ne dissimulent pas leur vie sexuelle, mais également à partir de l’observation de l’activité des adultes. Freud acquiert avec le petit Hans la conviction que déjà les très jeunes enfants font parfaitement le lien entre la transformation du corps de la mère pendant la grossesse et l’arrivée de l’enfant. Par ailleurs, dans chaque théorie infantile de la sexualité, Freud relève que, bien que fausses, elles contiennent chacune un fragment de vérité et que ce bout de vérité tient à ce que l’enfant peut éprouver et analyser de ses propres pulsions déjà à l’œuvre dans son organisme.
Cinq théories
Freud détaille cinq théories typiques que l’on retrouve chez tous les enfants dont la vie sexuelle nous est accessible – sous-entendu, il y a des enfants dont la vie sexuelle n’est pas accessible – peut-être même à eux-mêmes – et pour lesquels on peut concevoir que ces questions n’ont pas trouvé à se frayer un chemin. Je cite rapidement les cinq théories, je crois suffisamment connues de chacun.
La première des théories repérées par Freud consiste à attribuer à tous les humains, y compris les êtres féminins, un pénis. Tous en sont pourvus. La seconde théorie est la théorie cloacale, l’enfant à naître doit être évacué de la même façon que les selles. De cette théorie il se déduit aisément que si les enfants sont mis au monde par l’anus, l’homme peut tout aussi bien enfanter que la femme. La troisième des théories est la conception sadique du coït, l’idée que l’enfant se forge du rapport sexuel entre les parents qui serait nécessairement une violence faite par la partie la plus forte sur la partie la plus faible. Enfin la quatrième théorie est la conception que se forge l’enfant sur le rapport amoureux d’où disparaîtrait toute honte, ce qui procure de la satisfaction – ce dont témoignent les jeux des enfants qui jouent au docteur ou à papa-maman. La cinquième des théories – dont Freud signale que dans son expérience il ne l’a rencontrée que chez les femmes – est de s’imaginer que la conception des enfants s’obtient par le baiser.
Freud note alors que dans les années ultérieures à la prime enfance pendant laquelle ces théories ont été échafaudées, la puissance du refoulement ne permet plus d’y accéder – même lorsqu’on cherche à informer l’enfant sur l’origine de la conception, il ne veut plus rien en savoir – et que ce refus contraste avec les premières années où les enfants, conclut Freud, « faisaient les plus grands efforts afin de découvrir ce que les parents font ensemble pour que viennent les enfants [9]».
Que veut dire la castration ?
La place des théories infantiles de la sexualité s’articule avec la question du manque fondamental qui anime la dialectique du désir, donc avec le complexe de castration qu’elles cherchent à réprouver. La castration c’est in fine le refus d’une jouissance. La phrase qui clôt le texte de Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir » énonce que « La castration veut dire qu’il faut que la jouissance soit refusée, pour qu’elle puisse être atteinte sur l’échelle renversée de la Loi du désir [10]».
Les théories sexuelles que l’enfant échafaude ont pour fonction de masquer, de dénier, de refuser la castration. Quand on parle de castration en psychanalyse c’est toujours avant tout de la castration de la mère dont il s’agit. Et c’est eu égard à ce manque que l’enfant va se déterminer comme se proposant pour le combler, voulant être ce phallus qui manque à la mère. Le phallus est à concevoir comme tiers terme, signifiant du désir, qui oriente le désir de l’enfant en tant qu’il cherche à satisfaire le désir qu’il suppose chez l’Autre qui s’en occupe. Lacan va appeler cela « [l’]épreuve du désir de l’Autre [11]» en soulignant que « la clinique nous montre que [cette épreuve] n’est pas décisive en tant que le sujet y apprend si lui-même a ou non un phallus réel, mais en tant qu’il apprend que la mère ne l’a pas [12]». Je ferais l’hypothèse que les familles homoparentales offrent le même gain de désir que le schéma œdipien classique. La question n’est pas que celui qui s’occupe de l’enfant ait un pénis ou pas mais celle du rapport que le parent entretient avec la castration, la sienne propre, qui vaut pour tout sujet, indépendamment de son anatomie. Les parents d’intention sont ainsi nommés car ce qu’ils portent avant tout est un désir d’avoir un enfant.
Ce qui se joue dans l’élucubration de théories sexuelles infantiles conditionne la mise en place de la dialectique du désir chez l’enfant. Et il ne peut y avoir dialectique du désir que si l’objet a été perdu, que si l’enfant consent à ce manque. C’est ce consentement qui met en branle l’activité désirante, qui est de retrouver cet objet d’une autre façon. C’est ce que met en valeur Lacan lorsqu’il énonce que « La castration veut dire qu’il faut que la jouissance soit refusée, pour qu’elle puisse être atteinte sur l’échelle renversée de la Loi du désir ». C’est un Non (la jouissance refusée) sur fond de Oui (la jouissance atteinte via le désir), un refus sur fond d’idéal de promesse.
Consentir à la castration, c’est consentir au signifiant pour en faire un instrument
De quelle nature est le dit consentement du sujet ? Cela revient à s’interroger avec Freud sur le statut de la perception qui dément la croyance en la mère porteuse du phallus. Je cite Jacques-Alain Miller dans le Séminaire de DEA (Diplôme d’Études Approfondies) dans lequel il travaillait sur le cas de l’Homme aux loups. Il commentait ainsi la question « Comment cette croyance est-elle compatible avec la perception ? Ce qui est là déjà introduit, c’est le problème de la réalité. Le déni (La Verleugnung) pose un problème et peut être mis dans la même rubrique que l’évitement (l’Abwendung) fondamental du rapport à la réalité […] C’est là tout à fait précisément articulé comme détournement du regard par rapport à ce qui dans la réalité est l’absence du pénis chez les femmes. [13]» Bien sûr, l’évitement est chez Freud une catégorie générale, relève J.-A. Miller et c’est là qu’il pose la question de la différence à faire entre un type d’évitement névrotique, psychotique ou pervers, posant là les trois mécanismes de défense : refoulement, forclusion et dénégation. Il note par ailleurs – et ce n’est pas sans intérêt – une différence à faire entre l’évitement masculin et l’évitement féminin.
Le fait majeur que met en valeur les théories infantiles de la sexualité, c’est qu’il n’y a pas, comme s’exprime Lacan dans le Séminaire IV, « le fil et l’aiguille [14]», pour parler du garçon et de la fille, entre lesquels existerait une harmonie préétablie que des difficultés secondaires viendraient perturber. Au contraire « rien ne montre dans le développement de l’enfant, et précisément dans son rapport aux images sexuelles, que les rails seraient déjà construits de l’accès libre de l’homme à la femme, et vice versa [15]». Les théories infantiles viennent précisément pallier cette absence de rails et vont marquer de leur empreinte, note Lacan, toute l’histoire de l’enfant, tout ce que sera pour lui la relation entre les sexes et ceci avant le développement complet de l’œdipe, avant la phase phallique. Celle-ci devrait venir consacrer qu’il n’y a, sur le plan imaginaire, qu’une seule représentation primitive du stade génital, à savoir l’image érigée du phallus – « Il n’est pas d’autre choix qu’une image virile ou la castration [16]». C’est par cette représentation qu’est posée le principe de la psychanalyse elle-même, à savoir qu’il y a du signifiant déjà là qui structure l’expérience et qui emprunte tout une série d’éléments dans les accidents du corps, qui, repris dans le signifiant, lui donne dit Lacan ses premières armes. C’est ainsi qu’il faut saisir la signification du phallus comme élément premier emprunté à l’expérience mais complètement transformé par le fait qu’il est symbolisé. Du symbole, le sujet pourra faire instrument.
Pour conclure je dirais que nous sommes entrés avec internet dans l’époque du dévoilement généralisé. Aujourd’hui il semble que tout puisse se dire, tout puisse être montré, tout pourrait s’écrire. C’est un mirage absolu. C’est précisément ce mirage de l’écriture d’un tout qu’entretient l’idéal scientifique qui fait écran à l’accès au réel.
La psychanalyse c’est au contraire « mettre à l’épreuve cette liberté de la fiction de dire n’importe quoi [17]» pour en vérifier l’impossibilité. Eh bien cette impossibilité c’est ce que les théories sexuelles infantiles résolvent à leur manière. Elles marquent ainsi de leur empreinte la construction fantasmatique qui adviendra dans un temps second et pourra se déplier en analyse pour être enfin traversée. Alors l’analysant aura mieux à faire que se cogner contre le mur de l’impossible comme s’il n’existait pas. Prendre en compte cet impossible produit un allègement inédit.
Image : site David Boeno, site davidboeno.org
[1] Izoulet J.B.J., Quatre problèmes sociaux, 1898.
[2] Bassols M., « La différence des sexes n’existe pas dans l’inconscient », Lacan Quotidien, no 905, 22 décembre 2020, publication en ligne (www.lacanquotidien.fr).
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 346.
[4] Bassols M., « La différence des sexes n’existe pas dans l’inconscient », op. cit.
[5] Ibid.
[6] Freud S., « Les théories sexuelles infantiles », La Vie Sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 16.
[7] Ibid. p. 17.
[8] Ibid.
[9] Freud S., « Les théories sexuelles infantiles », op. cit., p. 27
[10] Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 827.
[11] Lacan J., « La signification du phallus », Écrits, op. cit., p. 693.
[12] Ibid.
[13] Miller J.-A., Séminaire de DEA du 3 mars 1988,
[14] Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La Relation d’objet, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1994, p. 49.
[15] Ibid.
[16] Ibid. p. 50.
[17] Lacan J., « La Troisième », La Cause freudienne, no79, 2011, p. 25.