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L’Un de différence

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par Bruno Alivon

Le chan­ge­ment de titre de la pro­chaine Journée de l’Institut de l’Enfant – pas­sant de « La dif­fé­rence sexuelle » à « La sexua­tion des enfants » – m’a ouvert une voie neuve car il s’est pro­duit au moment où je ren­con­trais un point de butée. Une béance trop grande entre ma pra­tique avec les enfants que je reçois et la façon dont j’abordais la dif­fé­rence sexuelle se fai­sait jour. M.-H. Brousse en dit quelque chose de pré­cis : « Personne n’échappe au fait que, dès que l’on se met à par­ler de dif­fé­rence sexuelle, nous voi­là conduits par le dis­cours à par­ler en termes d’universel : « les » hommes, « les » femmes et « les » autres. Bref, on ne sort pas de l’universel, qui se carac­té­rise de la véri­té men­teuse et du sens, hélas le plus sou­vent com­mun, c’est-à-dire domi­nant. [1]»

Le Séminaire … ou pire de Jacques Lacan nous offre des pistes pré­cieuses, aventurons-nous y. « Quand je dis qu’il n’y a pas de rap­port sexuel, j’avance très pré­ci­sé­ment cette véri­té, que le sexe ne défi­nit nul rap­port chez l’être par­lant. Ce n’est pas que je nie la dif­fé­rence qu’il y a, dès le plus jeune âge, entre ce que l’on appelle une petite fille et un petit gar­çon. C’est même de là que je pars. Attrapez tout de suite, n’est-ce pas, que, quand je pars de là, vous ne savez pas de quoi je parle. Je ne parle pas de la fameuse petite dif­fé­rence [2]». Il part de la dif­fé­rence entre les sexes, mais nous indique que nous ne savons pas de quoi il parle. Un point d’énigme nous est indi­qué, c’est une invite à creu­ser la question.

Étymologiquement, dif­fé­rence est emprun­tée au latin clas­sique dif­fe­ren­tia : dif­fé­rence spé­ci­fique, carac­tère dis­tinc­tif. Lacan évoque d’ailleurs cer­taines des dis­tinc­tions, drôles, régu­liè­re­ment faites entre un petit bon­homme et une petite fille[3]. Ces dis­tinc­tions appo­sées par l’Autre aux petits d’homme sont celles du sens com­mun, elles sont du res­sort de l’universel. « L’universel se fonde sur un com­mun attri­but. […] De cette dis­tinc­tion de l’attribut, il résulte tout natu­rel­le­ment ceci, que l’on ne met pas dans un même ensemble les tor­chons et les ser­viettes » [4]. Les tor­chons avec les tor­chons donc, cha­cun avec ses dif­fé­rences et ses attri­buts dis­tinc­tifs : par exemple un rouge, un vert, un grand, un petit, etc. Cette logique de l’universel fonde un ensemble fer­mé où les tor­chons sont bien au chaud, en groupe, assu­rés de leur être de torchon.

Il s’agit du côté mas­cu­lin des for­mules de la sexua­tion où tout x satis­fait à la fonc­tion phal­lique. Pour que cet ensemble se consti­tue comme consis­tant, il est néces­saire qu’il y ait une excep­tion qui le fonde comme tel. C’est la pro­po­si­tion par­ti­cu­lière : il existe un x qui ne satis­fait pas à la fonc­tion phal­lique. L’exception fait limite au tout et le déli­mite. Freud l’a déve­lop­pé admi­ra­ble­ment dans le mythe de Totem et tabou, avec le père de la horde qui jouit de toutes les femmes, et qui fera que la cas­tra­tion s’applique aux fils.

Cette logique de l’universel, celle de l’Un d’attribut, est celle que Lacan cherche à nous faire fran­chir. Pour cela il nous indique qu’à l’opposé de l’ensemble de l’universel, il y a l’ensemble où, non seule­ment les tor­chons et les ser­viettes sont com­pa­tibles, dans le même ensemble donc, mais, où il ne peut y avoir qu’un tor­chon, de même qu’il ne peut y avoir qu’une serviette[5]. Un tor­chon, ou une ser­viette, unique comme tel, cha­cun dans sa sin­gu­la­ri­té. Un ensemble dit Lacan fon­dé sur « L’Un en tant que dif­fé­rence pure [qui] est ce qui dis­tingue la notion de l’élément »[6]. L’Un de dif­fé­rence est un autre opé­ra­teur, qui dis­tingue autre­ment. Mais quelle est la logique en jeu ici ?

C’est une logique fon­dée sur le pas-tout, dont Lacan dit que l’introduction par Frege « est ici essen­tielle »[7]. Le pas-tout est ce qui fonde la logique fémi­nine, pas-tout x est sou­mis à la fonc­tion phal­lique côté fémi­nin des for­mules de la sexua­tion. Pas-tout du fémi­nin n’en passe par la cas­tra­tion. Mais ceci sans for­clu­sion, puisqu’à la fois, il n’existe pas d’x qui ne réponde pas à la fonc­tion phallique.

Il s’agit là d’un ensemble qui n’est pas limi­té par la fonc­tion phal­lique, et donc, contrai­re­ment au côté mas­cu­lin, c’est un ensemble incon­sis­tant, sans limite, ouvert, et qui n’est consti­tué que d’exceptions. Un tor­chon, une ser­viette, une étoffe, etc. Chacun dans sa dif­fé­rence absolue.

Dans … ou pire, la logique fémi­nine se noue à un pas de plus qui concerne l’Un de dif­fé­rence. Il s’agit nous dit Lacan de repor­ter le tran­chant du dénom­brable – qui cor­res­pond à l’universel du 1+1+1… – vers le pre­mier infi­ni, Aleph, le zéro[8]. Ce pre­mier infi­ni fré­géen, Un de dif­fé­rence pure, est fon­dé sur l’ensemble vide et ins­taure que « zéro et un, ça fasse deux. [9]» Il coupe le rap­port du Un au deux, et ins­taure l’Un-tout-seul.

Coupure d’avec 1+1=2, 1 qui cherche un autre 1 pour faire 2, à entendre aus­si comme cou­pure entre S1 et S2, cou­pure avec la jouis­sance phal­lique, jouis-sens. Zéro c’est ici la réfé­rence vide, le zéro de sens.

L’Un de dif­fé­rence nous per­met de sai­sir quelque chose de ce dont Lacan parle quand il part de la dif­fé­rence « entre ce que l’on appelle une petite fille et un petit gar­çon ». Un point de départ[10] pour ser­rer de tou­jours plus près la moda­li­té de jouis­sance – mas­cu­line ou fémi­nine – sur laquelle se fonde un dire. Dire, ou pire.

Partir de l’Un de dif­fé­rence, c’est dépla­cer le tran­chant de la praxis ana­ly­tique au-delà du sens et du phal­lus, vers le vide de signi­fi­ca­tion, vers « l’endroit où le réel passe par [nous][11]», ce lieu où le signi­fiant touche au corps, dans sa jouis­sance hors-sens.

Si Lacan ins­taure le pri­mat de l’Un, et fait décon­sis­ter l’Autre, il ne s’agit pas de « démon­ter la machine [12]». L’analyste n’est pas là pour démon­ter les théo­ries sexuelles de l’enfant, mettre à nu sa jouis­sance, ou démon­ter son fan­tasme. Cependant, le tran­chant de l’acte se déplace vers ce qui fait dif­fé­rence abso­lue pour chaque enfant, sans pres­crip­tion phal­lique systématique.

Une piste pour entendre au plus près ce qu’un enfant, comme aucun autre, peut nous ensei­gner du sexuel et de com­ment se déploie l’hommoinzune erreur[13] de nos jours.

 

[1] Brousse M.-H., “Le trou noir de la dif­fé­rence sexuelle”, Texte d’orientation, blog de l’Institut de l’Enfant.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, … ou pire, texte éta­bli par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 13.

[3] Ibid, p.16.

[4] Ibid, p. 191.

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Ibid, p. 14.

[8] Ibid, p. 239.

[9] Ibid.

[10] Sokolowsky L., “La sexua­tion des enfants à l’épreuve du réel”, Zappeur n°1, dis­po­nible en ligne.

[11] Ibid, p. 14, réfé­rence citée par Daniel Roy, cf texte d’orientation, “Quatre pers­pec­tives pour la dif­fé­rence sexuelle”, blog JIE6, dis­po­nible en ligne.

[12] Ibid.

[13] Ibid, p. 15.

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