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Petite fille : D’une assignation, l’autre

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par Aurélie Charpentier-Libert

 

Sasha, bou­le­ver­sant enfant de huit ans pré­sen­té dans le docu­men­taire de Sébastien Lifshitz [1], s’est orien­té d’une façon peu cou­rante. Né gar­çon, il déclare à sa mère à l’âge de deux ans et demi- trois ans, qu’il veut être une fille quand il sera grand. Sa mère explique à la camé­ra qu’elle a essayé de le rai­son­ner mais que devant sa souf­france en enten­dant « tu ne seras jamais une fille », elle a com­men­cé à accep­ter. Depuis, les parents accueillent Sasha comme fille et sa mère entame « un com­bat » pour que cha­cun fasse de même. Ce com­bat a ren­con­tré celui du réa­li­sa­teur enga­gé dans « la défense » des transgenres.

S. Lifshitz, dans les inter­views de pro­mo­tion[2] explique de quelle façon il sou­haite lut­ter contre les sté­réo­types de la culture et de la langue qui font exis­ter un bina­risme sexuel assi­gnant cha­cun à son sexe bio­lo­gique. Il veut œuvrer contre ces pré­ju­gés et le rejet des per­sonnes trans qui en résulte pour leur per­mettre ain­si de vivre heu­reux. Mais la clé du bon­heur tiendrait-elle dans une même solu­tion pour tous qui serait la liber­té de jouir hors dif­fé­rence sexuelle ?

Fille et pas garçon. 

Petite fille est ain­si construit pour ral­lier les spec­ta­teurs à la cause trans­genre. En ce qui me concerne c’est la souf­france énig­ma­tique de Sasha qui m’a tou­ché. Celle-ci est d’ailleurs mise en scène avec nom­breux effets dra­ma­tiques. La beau­té du film tend à émou­voir son public et lui faire adop­ter le choix de Sasha. Et com­ment peut-il en être autre­ment en voyant cette fillette si heu­reuse lorsqu’elle enfile ses robes à volants ou qu’elle porte ses chaus­sures dorées à talons ?

Être une fille pour Sasha serait, à suivre le mon­tage du réa­li­sa­teur, se parer de ces orne­ments que portent ses copines. On nous montre Sasha dans son cours de danse regar­der sans les lâcher des yeux, les mou­ve­ments des copines à ses côtés. Cherche-t-elle plus à deve­nir fille qu’elle ne l’est ? Cette ques­tion va déjà trop loin cer­tai­ne­ment puisque la parole est peu don­née à cet enfant et que le par­ti pris est de ne pas ques­tion­ner sa posi­tion. Il en résulte qu’interroger le choix de Sasha semble équi­va­loir à le rejeter.

Pourtant le film sus­cite de nom­breuses ques­tions. Ainsi, on peut se deman­der alors même que le genre est dans cet optique cri­ti­qué pour sa bina­ri­té réduc­trice, pour­quoi le pro­pos se concentre sur les attri­buts fémi­nins que Sasha recherche ? Le réa­li­sa­teur dira [3] que cela dis­pa­rai­tra quand la petite fille se sen­ti­ra accep­tée. Cela amène une autre ques­tion : qu’est ce qui doit être accep­té ? Qu’est-ce que signi­fie être une fille pour Sasha ? Comment pourra-t-elle déployer cette question ?

Fabian Fajnwaks sou­ligne que cer­tains abords trans­genres peuvent moda­li­ser une vision essen­tia­liste, comme si le sexuel était abor­dé de manière innée [4]. Ainsi, il n’y aurait rien à en dire.

La médi­ca­li­sa­tion exclut le sujet

C’est éga­le­ment le dis­cours médi­cal tenu par la pédo­psy­chiatre comme on le voit durant la pre­mière consul­ta­tion dans le ser­vice dédié à Robert Debré. Dès cette ren­contre, le diag­nos­tic de « dys­pho­rie du genre » est posé. La rapi­di­té avec laquelle il tombe est sai­sis­sante et ne laisse pas la place au doute.

La mère confie alors avoir très fort dési­ré une fille, ce dont elle culpa­bi­lise ; on sait par ailleurs que Sasha est né après plu­sieurs fausses couches de filles, et qu’elle lui a choi­si un pré­nom mixte, autant d’éléments qui l’interroge. Le méde­cin ferme toute ques­tion et déclare : « Vous n’y êtes pour rien ». Car la méde­cine sait que cela n’a rien à voir avec ce que la mère a pen­sé durant la gros­sesse. C’est comme si tout ce qui avait exis­té avant l’enfant n’existait pas, comme si l’Autre n’existait pas. À part celui de la méde­cine. Ce dis­cours « vid(e) cet Autre, que le lan­gage et la culture avec ses sté­réo­types du genre sup­posent, de son désir par­ti­cu­la­ri­sé à l’égard du sujet [5] » comme l’éclaire F. Fajnwaks. Pourtant, la souf­france de Sasha, reste énig­ma­tique. Personne ne connait l’origine de la dys­pho­rie avoue la spé­cia­liste. Malgré cela les larmes de Sasha sont inter­pré­tées comme la trace de sa dou­leur cau­sée par l’exclusion due à sa dif­fé­rence. On lui refuse le droit de souf­frir d’autre chose. D’avoir un symptôme.

L’objet d’une cause

La mère de Sasha, qui s’inquiète de l’avenir de sa fille et cherche son bon­heur, déclare que cela sera le com­bat de sa vie, et que le rôle de Sasha sera de faire évo­luer les men­ta­li­tés. Le réa­li­sa­teur, par le regard por­té sur cette Petite fille, vise le même but.

Sasha ne risque-t-elle pas dès lors de se retrou­ver à son corps défen­dant objet et égé­rie poli­tique d’un débat dont elle ne peut répondre ? Elle qui semble se réjouir de ces sem­blants qu’elle isole du fémi­nin. Verrait-on ici s’illustrer « l’imposition auto­ri­taire d’une forme de jouis­sance unique [6] » ? Avant même que Sasha ne puisse par­ler, ques­tion­ner, ce qu’il lui arrive on l’interprète et on l’assigne par ce docu­men­taire déjà à suc­cès, à un rôle qui lui échappe.

Les rares études sur le sujet [7] font appa­raitre que dans une grande majo­ri­té des cas la dys­pho­rie dis­pa­rait à l’adolescence. Autrement dit, quelle consé­quence le rôle don­né à Sasha dans ce film aura sur sa liber­té à chan­ger dans quelques années ?

Cette vision trans­genre semble dévoi­ler l’utopie dans laquelle la souf­france dis­pa­rai­trait grâce à l’acceptation de la jouis­sance, hors dif­fé­rence sexuelle. Mais n’est-ce pas igno­rer le carac­tère impé­ra­tif, sur­moïque de la jouis­sance ? Cette jouis­sance qui ne peut être confon­due avec la jouis­sance sexuelle. Il n’existe pas de jouis­sance abso­lue dont l’accès arrê­te­rait l’angoisse. Il y a un impos­sible lié au trou pour tous du sens sexuel, face auquel la psy­cha­na­lyse ne peut qu’accueillir la solu­tion sin­gu­lière ten­tée par le sujet pour y faire face.

Jacques Lacan pour­rait figu­rer aujourd’hui comme l’auteur le plus queer en ce qu’il « ne théo­rise pas la sexua­li­té en termes de genres, mais en termes de jouis­sance » sin­gu­lière à cha­cun [8]. C’est la sub­ver­sion lacanienne.

Comme Éric Laurent nous le dit avec clar­té : « Le sujet ne peut pas plus s’identifier à son Inconscient qu’à sa jouis­sance. Elle res­te­ra Autre [9] ». C’est cette orien­ta­tion, la seule pos­sible face à la souf­france, qui per­met d’accueillir les sujets, quelle que soit leur dite iden­ti­té, en analyse.

 

 

[1] Lifshitz S., Petite fille, Arte vidéo, 2020.

[2] Cf. Interview de Sébastien Lifshitz par Olivia Gesbert, « Qui suis-je ? L’identité en ques­tion », La Grande table idées, 1er décembre 2020, dis­po­nible en ligne.

[3] Ibid.

[4] Fajnwaks F., Z’ateliers vidéos, no2, 2020, dis­po­nible sur le site de l’Institut de l’enfant.

[5] Fajnwaks F., « Lacan et les théo­ries queer : mal­en­ten­du et mécon­nais­sance », Subversion laca­nienne des théo­ries du genre, Paris, Édition Michel, Je est un autre, 2015, p. 29–30.

[6] Ibid, p. 38.

[7] Cf. Mendes N., Lagrange C., Condat A., « La dys­pho­rie de genre chez l’enfant et l’adolescent : revue de lit­té­ra­ture », Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, Elsevier Mason, 2016, dis­po­nible sur internet.

[8] Saez. J., Théorie queer et psy­cha­na­lyse, Paris, Epel, 2005, p. 123.

[9] Laurent É., « Genre et jouis­sance », Subversion laca­nienne… , op. cit., p. 162.

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