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Retour sur l’Œdipe, s’en passer, s’en servir[1].

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Patricia Bosquin-Caroz

Le thème de la dif­fé­rence sexuelle et de l’invention d’une norme sin­gu­lière par l’enfant ne peut se conce­voir, comme Michel Neycensas le for­mu­lait dans l’argument de cet après-midi cli­nique,  sans le mettre en ten­sion avec celui de la jour­née de l’IE por­tant sur la sexua­tion de l’enfant, qui sup­pose selon Lacan une impli­ca­tion sub­jec­tive du sexe, son assomp­tion sub­jec­tive tel qu’il le for­mu­le­ra à diverses reprises. En effet, quand nous nous inté­res­sons à la dif­fé­rence sexuelle et son appré­hen­sion par l’enfant ce n’est pas pour la rabattre sur le constat de la dif­fé­rence ana­to­mique des sexes selon l’assertion freu­dienne bien connue, « l’anatomie c’est le des­tin », mais pour nous inté­res­ser à com­ment l’enfant en vient à assu­mer et sub­jec­ti­ver son propre sexe. Pas de sexua­tion sans sub­jec­ti­va­tion. Freud, qui loin de rame­ner la ques­tion à la dif­fé­rence ana­to­mique l’a lui-même com­plexi­fiée avec son abord de l’Œdipe et du com­plexe de cas­tra­tion. À ce pro­pos, il fit très tôt le constat d’une dis­sy­mé­trie concer­nant la fille et le gar­çon, l’une n’étant pas l’envers de l’autre. Alors qu’un gar­çon sort de l’Œdipe et de son atta­che­ment pre­mier à l’objet mater­nel par le com­plexe de cas­tra­tion en s’identifiant au père, au contraire, la petite fille n’étant pas concer­née par cette menace, comme Lacan le réaf­fir­me­ra dans ses « Propos direc­tifs pour un congrès sur la sexua­li­té fémi­nine [2]» ne sort pas de l’Œdipe mais y entre en échan­geant son pre­mier objet d’amour, la mère, avec un autre, le père. Là rési­de­ra d’ailleurs sa dif­fi­cul­té à sor­tir de l’Œdipe et de son atta­che­ment au père pour se tour­ner vers un homme, comme sou­vent la cli­nique hys­té­rique adulte le démontre.

Lacan, dans son pre­mier ensei­gne­ment, va éle­ver l’Œdipe freu­dien à la digni­té du mathème, et conce­voir l’assomption par le sujet de son propre sexe par la  voie de l’identification. Graciela Brodsky, sou­li­gnait que l’Œdipe tout en expli­quant « com­ment on assume son sexe, four­nit en même temps toutes les varia­tions selon les­quelles, à cause de sa solu­tion ratée, le sujet n’assume pas le sexe qu’il lui fau­drait avoir [3]». Proposons que s’il est une machine nor­ma­tive, l’Œdipe consti­tue encore pour les cli­ni­ciens de la petite enfance, un repère qui per­met de dis­tin­guer les dif­fé­rents modes d’identifications sexuées et leurs ava­tars ain­si que les inven­tions du sujet sup­pléant au stan­dard de la norme œdi­pienne. Prenons en guise d’exemple la posi­tion de Hans adulte, iden­ti­fié ima­gi­nai­re­ment à son père et por­tant  les emblèmes de la mas­cu­li­ni­té et bien que ses choix d’objet soient hété­ro, « sa posi­tion sexuée incons­ciente est fémi­nine, pro­duit de l’identification de son désir au désir mater­nel [4]». Lacan a dési­gné cette par­ti­cu­la­ri­té chez Hans des termes d’Œdipe inversé.

Le com­plexe d’Œdipe et ses consé­quences sur la sexuation

C’est lors de son cin­quième sémi­naire Les Formations de l’inconscient, que Lacan va logi­fier le com­plexe d’Œdipe freu­dien dont il déga­ge­ra trois temps tou­jours repé­rables dans la cli­nique des névroses, au terme des­quels, un sujet enfant est conduit à s’assumer anti­ci­pa­ti­ve­ment comme homme ou comme femme. Ce par­cours n’est pas chro­no­lo­gique, mais logique, il ne peut se déduire que dans l’après-coup de son effec­tua­tion mais ces temps de l’Œdipe sont capi­taux pour sai­sir l’incidence du Nom-du-Père sur le rap­port du sujet à l’énigme du désir de la mère, et du même coup, ce qu’implique son absence voire son rejet, sa for­clu­sion. Comme le spé­ci­fiait Éric Laurent[5], il y a une dis­tinc­tion à faire entre la névrose infan­tile et la névrose entiè­re­ment déployée, tan­dis que dans la névrose infan­tile la ques­tion porte sur le désir de la mère, dans la névrose adulte spécifiait-il, la ques­tion porte sur la jouis­sance sexuelle et j’ajouterais, par­ti­cu­liè­re­ment sur la jouis­sance fémi­nine. « Il peut y avoir chez l’enfant un désir très déci­dé mais ce qui est en attente de la puber­té (non comme matu­ra­tion mais comme ouver­ture sur une nou­velle dimen­sion de la jouis­sance) c’est la véri­fi­ca­tion du désir par le trai­te­ment de la jouis­sance et l’usage du fan­tasme [6]».

Freud a eu le mérite d’entrevoir que pas tout du fémi­nin ne se résor­bait dans l’Œdipe avec l’espoir pour une fille, adres­sé au père et ensuite à un homme, de rece­voir de lui l’enfant phal­lus. Au-delà de la mater­ni­té, la fémi­ni­té rele­vait d’un mys­tère, ce que sa ques­tion Que veut une femme ? fai­sait entendre. Lacan va frayer une nou­velle voie pour abor­der logi­que­ment ce mys­tère de la jouis­sance fémi­nine pas toute ins­crite sous le régime phal­lique (la mater­ni­té y étant ins­crite) au moment où à la fin de son ensei­gne­ment, essen­tiel­le­ment dans son sémi­naire Encore, il conçoit une nou­velle défi­ni­tion du signi­fiant comme non dis­joint de la jouis­sance mais au contraire la pro­dui­sant. Le signi­fiant fai­sant frappe de jouis­sance sur le corps, plu­tôt que de la néga­ti­ver. Ainsi chaque par­lêtre aura à se confron­ter – quelle que soit son iden­ti­fi­ca­tion sexuelle, mâle ou femelle ou autre, selon la varié­té des nou­velles iden­ti­tés LGBTQ+ – à cette ques­tion de la jouis­sance fémi­nine conçue fina­le­ment par Lacan comme étant du res­sort de la Jouissance comme telle, c’est-à-dire une jouis­sance posi­tive rebelle à l’effet de mor­ti­fi­ca­tion du langage.

La sexua­tion est dès lors conçue par Lacan non plus comme une iden­ti­fi­ca­tion mais comme une moda­li­té de jouis­sance qui relève d’un choix, d’un acte qui consiste à s’inscrire comme sexué tota­le­ment ou non sous le régime phal­lique et celui de la cas­tra­tion, pas sans lien avec un par­te­naire de jouis­sance spé­ci­fique selon sa propre moda­li­té de jouis­sance, féti­chiste ou érotomaniaque.

Pour l’enfant il s’agit donc d’une remise à plus tard de ce qu’É. Laurent qua­li­fiait de véri­fi­ca­tion ou d’usage. En atten­dant il aura à résoudre l’épineuse ques­tion du Désir de la Mère et de l’assomption de son sexe que per­met l’effectuation de la méta­phore paternelle.

Lacan fait du pas­sage de la mère au père un moment déci­sif pour l’enfant, un fran­chis­se­ment qui per­met à celui-ci l’assomption au type idéal de son sexe, c’est-à-dire que pour deve­nir homme ou femme, le gar­çon ou la fille devront quit­ter le para­dis du leurre – où néces­sai­re­ment et heu­reu­se­ment ils avaient joué à l’être ce phal­lus qui manque à la mère–, pour se tour­ner vers le père afin de pas­ser du régime de l’être à avoir et rece­voir le cer­ti­fi­cat, le diplôme, le titre en poche de l’accès (ici pour le gar­çon) à la viri­li­té, confor­mé­ment au troi­sième temps de l’Œdipe. Mais il ne suf­fit pas que le père inter­vienne dans la réa­li­té pour sor­tir l’enfant de la rela­tion ima­gi­naire à la  mère. Il faut pour cela que le Nom-du-Père comme signi­fiant capi­ton soit préa­la­ble­ment ins­crit, que le juge­ment d’attribution pre­mier – ce que Freud nomme la Behajung, par oppo­si­tion à la Verwerfung, rejet- ait eu lieu. Pour que le père sym­bo­lique puisse être appe­lé à l’aide, il faut que le signi­fiant du Nom-du-Père fasse par­tie du champ de l’Autre, de la bat­te­rie signi­fiante. Cette préa­lable ins­crip­tion consti­tue le pre­mier temps de l’Œdipe. Le sujet peut alors s’en sai­sir. Si le signi­fiant du Nom-du-Père n’est pas ins­crit mais for­clos, l’appel au père peut être dra­ma­tique pour un sujet et se muer en appel à Un père ou à La femme qui, en tant qu’elle n’existe pas, nous dit Lacan, est un des Nom-du-Père. Dans la cli­nique trans­sexuelle on assiste par­fois à un retour dans le réel de La femme sous la forme d’un pousse à la réa­li­ser, comme ten­ta­tive de faire col­ler en un tout, le signi­fiant, l’image et la jouis­sance comme Marie-Hèlène Brousse le note dans son livre Mode de jouir au fémi­nin.

Moultes inven­tions peuvent faire office de normes sup­pléant à la carence pater­nelle et ser­vir à néga­ti­ver, loca­li­ser, bor­der, nom­mer la jouis­sance tou­jours en excès chez l’être par­lant. Ces inven­tions sur mesure se recueillent aujourd’hui davan­tage dans la cli­nique à l’heure du déclin consom­mé de la figure pater­nelle. C’est pour­quoi Lacan en arri­ve­ra à plu­ra­li­ser le Nom-du-Père en noms du père – le symp­tôme ou sin­thome pou­vant en faire office.

Fonction du symptôme

Le cas du Petit Hans, mon­trait que le père comme signi­fiant était ins­crit au préa­lable, per­met­tant la sub­sti­tu­tion du symp­tôme pho­bique au père carrent, impuis­sant à inter­dire l’enfant à la mère et la mère à l’enfant. Le signi­fiant pho­bique, le che­val, per­met­tait de tra­cer un seuil, un bord déli­mi­tant un inté­rieur et un exté­rieur par rap­port au corps de la mère. Toutefois, comme Lacan le conce­vra ulté­rieu­re­ment dans sa « Conférence à Genève sur le symp­tôme », le che­val figure éga­le­ment « ce che­val qui piaffe, qui rue, qui se ren­verse, qui tombe par terre, qui va et vient, qui a une cer­taine façon de glis­ser le long des quais en tirant un cha­riot [7]». Il est tout ce qu’il y a de plus exem­plaire pour Hans de ce à quoi il a affaire dans ses pre­mières érec­tions, et auquel dit Lacan, il ne com­prend exac­te­ment rien, grâce au fait, bien sûr, dit-il, qu’il a un cer­tain type de mère et de père. « Son symp­tôme, c’est l’expression, la signi­fi­ca­tion de ce rejet [8]». Lacan sou­ligne que ce Wiwimacher, il l’a, accro­ché quelque part au bas de son ventre et la jouis­sance qui en résulte lui est étran­gère, au point d’être au prin­cipe de sa pho­bie. « Phobie veut dire qu’il en a la trouille [9]». Le che­val incarne la chose qui remue et Lacan évoque à ce pro­pos le moté­ria­lisme accen­tuant la prise de l’inconscient par la maté­ria­li­té du signifiant.

Ainsi, le deuxième temps de l’Œdipe concerne la fonc­tion inter­dic­tive et effec­tive du père ou son tenant lieu dont l’opération porte à la fois sur la jouis­sance sexuelle et inces­tueuse de l’enfant (Cf. exhi­bi­tion de Hans), et sur celle gour­mande ou « vorace » de la mère.

C’est à ce moment que s’opère une déper­di­tion de jouis­sance. Il faut, dit Lacan, que l’affaire du pénis réel qui fout la pagaille par­tout, sorte des mains de l’enfant et que la jouis­sance puisse se loca­li­ser dans le signi­fiant phal­lique sinon la jouis­sance enva­hi­ra tout le corps de façon fré­né­tique ou encore si le chan­ge­ment de valeur phal­lique n’a pas lieu, l’enfant res­te­ra coin­cé dans la posi­tion d’être et res­ter le phal­lus de la mère. Lacan fait de ce moment déli­cat un point d’embranchement pos­sible de la para­noïa. Je le cite : « Si ce qui n’est qu’un jeu de leurre devient sérieux, l’enfant reste entiè­re­ment sus­pen­du à ce que le par­te­naire lui indique. Toutes les mani­fes­ta­tions du par­te­naire deviennent pour lui des sanc­tions de sa suf­fi­sance ou de son insuf­fi­sance et l’enfant se trouve dans la situa­tion très par­ti­cu­lière d’être livré à l’œil et au regard de l’Autre [10]». Cette indi­ca­tion pré­cieuse de Lacan n’a pas per­du de son actualité.

Ainsi la méta­phore pater­nelle que Jacques-Alain Miller nomme la méta­phore de l’Idéal du moi qui consiste à « sub­sti­tuer à l’influence mater­nelle les insignes du père, les insignes de l’Autre, et, grâce à cette sub­sti­tu­tion, réus­sir à pro­duire une nou­velle signi­fi­ca­tion, une nou­velle valeur de la signi­fi­ca­tion phal­lique, à savoir voi­là ce que c’est qu’être un homme, avec toutes les varia­tions qu’autorisent les dif­fé­rentes tra­di­tions [11]». Autrement dit, la méta­phore œdi­pienne pro­duit deux agrafes, l’une du côté de l’Idéal du moi, l’autre du côté du phal­lus par quoi le monde de l’enfant tient. Faute de ces solu­tions stan­dard, d’autres seront à inven­ter dans la cure par l’enfant et pas sans l’appui de l’analyste. 

 

[1] Introduction à l’après-midi cli­nique du groupe Che vuoi ? : « L’enfant et la dif­fé­rence sexuelle. Normes et inven­tions », le 12 décembre 2020.

[2] Lacan J., Écrits, « Propos direc­tifs pour un Congrès sur la sexua­li­té fémi­nine », 1966.

[3] Brodsky G, « L’identité sexuelle et ses effets », Quarto, Revue de Psychanalyse, Juillet 2002. p.38.

[4] Idem.

[5] Laurent É., « Le choix du désir : la cer­ti­tude de l’hystérie », La petite girafe n°13, Le choix de la névrose, mars 2011, p.18.

[6] Ibid.

[7] Lacan J., « Conférence à Genève sur le symp­tôme », texte éta­bli par Jacques-Alain Miller, La Cause du Désir, n°95, 2017.

[8] Ibid., p13

[9] Ibid.

[10] Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La Relation d’objet, texte éta­bli par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1994, p. 227.

[11] Miller J.-A., « … du nou­veau ! : Introduction au Séminaire V de Lacan, » Séminaire de J.-A. Miller à Barcelone les 29 et 30/07/1998, Coll. Rue Huysmans, ECF, 2000.

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