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Un savoir au-delà des études

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par Serena Guttadauro-Landriscini

 

Dans l’institution soin-étude une place pré­émi­nente est faite aux études, donc au savoir, à par­tir du simple fait de venir à l’hôpital pour pour­suivre une sco­la­ri­té. Cette place don­née au savoir n’a pour­tant rien d’idéal : on ne pro­pose pas aux élèves/patients l’illusion d’une réus­site. Il s’agit d’accueillir leur demande de ren­trer dans un lycée en fai­sant le pari que les soins puissent les aider à se rendre dis­po­nibles à une édu­ca­tion stan­dard. Ceci leur per­met d’abord de main­te­nir – ou de construire – pen­dant leur par­cours, une sorte d’identification ima­gi­naire à l’élève, au lycéen, iden­ti­fi­ca­tion qui, der­rière son sem­blant, garde tout le sérieux néces­saire à leur mise au tra­vail. Les patients sont éva­lués, inter­ro­gés, notés par les pro­fes­seurs du soin-étude comme dans un lycée clas­sique, non sans dif­fi­cul­tés parfois.

Côté soin, chaque ado­les­cent est reçu pen­dant sa sco­la­ri­té, et sou­vent bien au-delà, par un cli­ni­cien du ser­vice qui s’oriente de l’enseignement de Freud et de Lacan. Les études et les soins ne sont pas dis­joints dans le tra­vail qui s’y pro­duit : pour accé­der à un savoir le sujet doit consen­tir à une perte, « il faut que la jouis­sance de l’enfant soit décom­plé­tée, […] qu’une abla­tion soit réa­li­sée [1] ». Comme l’indiquait Jacques-Alain Miller lors de la pre­mière jour­née de l’Institut de l’Enfant : quand dans l’analyse on res­ti­tue la place du savoir au sujet, car c’est plu­tôt l’Autre qu’il s’agit d’éduquer, « le carac­tère de sem­blant des savoirs [2] » rend aux jeunes élèves une « res­pi­ra­tion [3] ». C’est ici que se loge quelque chose de leur parole, de leur savoir et de ce qui fait trou dans tout savoir.

Lors des admis­sions à l’IHSEA*, nous fai­sons aus­si la place à des sujets dont la prio­ri­té dans leur par­cours reste le soin, car même quand il se révèle indis­pen­sable, et le niveau sco­laire est un peu en des­sous, c’est par le signi­fiant « étude » que le sujet accepte de ren­trer dans ce dis­po­si­tif où sa parole sera attendue.

Le tra­vail avec ces jeunes élèves et patients n’est donc pas pré­dé­ter­mi­né, et les issues de chaque par­cours peuvent être très variées. C’est le cas, par exemple, d’un jeune qui a fré­quen­té pen­dant deux ans l’IHSEA, sans être par­ve­nu à obte­nir le Bac. À la suite de plu­sieurs courtes hos­pi­ta­li­sa­tions et une pre­mière rup­ture sco­laire au col­lège, ce jeune sou­hai­tait pour­suivre le lycée mal­gré un phé­no­mène hal­lu­ci­na­toire qui com­man­dait chez lui pas­sages à l’acte et auto­mu­ti­la­tions. En entre­tien il évoque rapi­de­ment les pre­mières voix enten­dues suite à un décès dans sa famille : un appel qui le pous­sait à rejoindre le défunt dans l’au-delà. Cet autre décé­dé, très proche de sa famille, avait rem­pli pour ce jeune un rôle de père – le sien étant par­ti avant sa nais­sance – et s’était beau­coup inves­ti auprès de l’enfant sur­tout dans ses études. La valeur agal­ma­tique que des études pres­ti­gieuses pou­vaient repré­sen­ter (avec le corol­laire d’un salaire impor­tant), n’était pour ce gar­çon qu’un idéal inves­ti et incar­né par ce proche, qu’une fois par­ti a lais­sé ce jeune gar­çon sous le poids d’un des­tin impos­sible à accomplir.

La déci­sion d’une sor­tie du lycée a per­mis d’arrêter une pente dan­ge­reuse qui le pous­sait au pas­sage à l’acte, mais n’a pas signé pour autant sa sor­tie de l’institution : d’abord accueilli deux ans à l’Unité Clinique Adolescents, cet ex élève du soin étude pour­suit depuis six ans ses entre­tiens. Ce long tra­vail l’a aidé à cal­mer la féro­ci­té des voix, à résor­ber le phé­no­mène jusqu’à un dia­logue avec lui-même qu’il peut main­te­nant inter­rompre pour se consa­crer à autre chose. Ceci lui a per­mis aus­si de reprendre les études aujourd’hui, par le bais de for­ma­tions à dis­tance, pour apprendre en tant que « autodidacte ».

Dans son cas l’envahissement du phé­no­mène hal­lu­ci­na­toire se pré­sente pré­ci­sé­ment là où il était convo­qué par l’école à répondre à l’idéal « réus­sir sa vie », mais aus­si un désir mor­ti­fère, qui a mar­qué sa venue au monde, d’« être le raté ».

La struc­ture de l’hallucination a été for­ma­li­sée par Lacan dès le début du Séminaire III, à par­tir de la dis­tinc­tion freu­dienne entre refou­le­ment et for­clu­sion. Si le refou­le­ment est second à une admis­sion pri­mor­diale (Bejahung), la for­clu­sion se situe dans une étape anté­rieure pour le sujet. Dans les deux cas il est ques­tion d’un refus d’intégrer quelque chose au monde sym­bo­lique, mais ces deux moda­li­tés de réponse au réel sont le signe pour le sujet de struc­tures dif­fé­rentes. Lacan prend l’exemple freu­dien de la menace de cas­tra­tion, dont le sujet refuse l’accession au sym­bo­lique, après en avoir fait tout de même l’expérience, après l’avoir éprou­vée dans un « pro­ces­sus de ver­ba­li­sa­tion [4] ». Par la suite, « Ce qui tombe sous le coup du refou­le­ment fait retour […] et s’exprime d’une façon par­fai­te­ment arti­cu­lée dans les symp­tômes et dans une foule d’autres phé­no­mènes.[5] »

Avec la for­clu­sion en revanche « ce qui est refu­sé dans l’ordre sym­bo­lique […] repa­rait dans le réel [6] ». Pour en don­ner l’exemple, Lacan évoque l’hallucination du doigt cou­pé de l’Homme aux Loups[7] comme consé­quence du rejet de la cas­tra­tion « au registre de la fonc­tion sym­bo­lique ». Les détails trans­mis par Freud concer­nant la cure sont pré­cieux pour illus­trer ces pro­pos. Dans la scène qu’il décrit, l’Homme aux Loups est inca­pable de par­ler à sa nour­rice, sa confi­dente, de ce qu’il vient de voir : Lacan parle d’un abîme tem­po­rel, une dis­pa­ri­tion de tout repé­rage tem­po­rel, une cou­pure d’expérience qui pro­voque cette « sus­pen­sion de toute pos­si­bi­li­té de par­ler ». C’est dans la ren­contre avec Freud que le sujet racon­te­ra ce bref épisode.

L’enseignement de l’hallucination de l’Homme aux Loups est para­dig­ma­tique pour notre cli­nique. L’abîme tem­po­rel dans lequel le sujet est plon­gé indique que la chaine signi­fiante est bri­sée, que l’accès à un savoir stan­dard se révèle par­fois impos­sible. L’IHSEA* pro­pose alors un Autre « édu­qué » aux consé­quences de la for­clu­sion dans son rap­port au savoir, où l’on accueille des sujets iso­lés dans leur per­plexi­té, pour leur per­mettre de retrou­ver un nou­veau « repé­rage », à par­tir de la sin­gu­la­ri­té de chaque expérience.

 

* Institut Hospitalier Soin Étude pour Adolescents (Aubervilliers, 93I02)

[1] Miller J.-A., « L’enfant et le savoir », Peurs d’enfants, Navarin, 2011.

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] Lacan J., Le sémi­naire, Livre III, Les Psychoses, texte édi­té par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 21.

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Lacan J., « Réponse au com­men­taire de Jean Hyppolite sur la « Verneinung » de Freud », Écrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 381–401.

 

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