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“Who ails tongue coddeau a space of dumbillsilly ?”

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par Valeria Sommer-Dupont

Une lettre ouverte du col­lec­tif Queer Education a été publiée dans Lacan Quotidien le 20 décembre der­nier[1]. Rédigée en écri­ture inclu­sive, cette lettre s’ouvre par un « Bonjour à toustes », conte­nant des articles, des pro­noms et des déter­mi­nants dits inclu­sifs comme « iel », « iels », « elleux », « un.e », « cel­leux » ain­si que des noms et adjec­tifs aux ter­mi­nai­sons inclu­sives telles que « profesionel.les », « dévasté.é.s ». Le col­lec­tif attire notre atten­tion sur la néces­si­té de for­mer les adultes de l’Éducation natio­nale « pour accom­pa­gner au mieux un.e élève trans ». Passage à l’acte et sexua­tion, ce sont des ques­tions qui nous concernent, alors quels élé­ments de réflexion la psy­cha­na­lyse d’orientation laca­nienne peut-elle four­nir aux profesionel.les dévasté.e.s et en colère ?

L’utopie d’une écri­ture inclu­sive[2]

Si d’un point de vue géné­ral on entend par lan­gage inclu­sif « le fait de s’exprimer, à l’oral comme à l’écrit, d’une façon non-discriminante, quels que soient le sexe ou l’identité de genre de la per­sonne dont on parle ou à qui l’on s’adresse, sans véhi­cu­ler de sté­réo­types de genre [3]», les mises en œuvre par les dis­tincts mou­ve­ments fémi­nistes et de défen­seurs de la diver­si­té qui pro­clament l’utilisation d’un lan­gage « non sexiste » sont bien par­ti­cu­lières. Le cas argen­tin est très élo­quent en ce sens. En espa­gnol, tous les noms et adjec­tifs ont un genre mas­cu­lin ou fémi­nin. En règle géné­rale, les noms et adjec­tifs qui se ter­minent en o sont du genre mas­cu­lin (el niño lin­do, le joli gar­çon ; todos los niños, tous les gar­çons) et ceux en a cor­res­pondent au fémi­nin (la niña lin­da, la jolie fille ; todas las niñas, toutes les filles). Des groupes fémi­nistes et d’identités non-binaires exigent la sub­sti­tu­tion des o et des a, voyelles à « conno­ta­tion sexiste », par la lettre e, une voyelle qui serait « neutre », capable d’inclure toute per­sonne qui ne se sen­ti­rait pas repré­sen­tée par le binaire trop réduc­teur fille/garçon. Ainsi, on n’écrirait ni ne dirait plus niño ou niña, mais niñe. D’autres types d’écritures inclu­sives cir­culent sur les réseaux sociaux telles que « Tod@ » (@décrypté comme un o ren­fer­mant un a en son sein) ou « todx », x et @ venant en sub­sti­tut des ter­mi­nai­sons gen­rées habi­tuelles. Sauf que celles-ci res­tent au niveau de l’écrit, car aucun pho­nème ne leur est assi­gné. Ce qui reste très inté­res­sant dans le cas argen­tin, c’est que l’utilisation du lan­gage inclu­sif a été pré­cé­dée dans cer­tains milieux par un moment de lan­gage ségré­ga­tif : il s’agissait à chaque prise de parole de bien sépa­rer et dis­tin­guer l’ensemble fémi­nin et l’ensemble masculin.

En fran­çais, on a, entre autres, les formes à point telle « un.e professionnell.e  », mais aus­si des contrac­tions qui com­prennent des éli­sions : comme dans toustes, iel (il plus elle dont le plu­riel est iels), elleux (elles plus eux), et j’en passe.

Or, au regard de la psy­cha­na­lyse – qui réserve au corps et à la langue une place bien spé­ci­fique, j’y revien­drai –, l’écriture inclu­sive porte en elle-même sa limite et son leurre, et cela quel que soit l’idiome dans lequel elle prend forme. Le leurre, au regard de la psy­cha­na­lyse, c’est de croire que la langue dit la chose, qu’elle la repré­sente, qu’il y a un mot adé­quat pour iden­ti­fier et défi­nir une réa­li­té sexuelle qui serait là, dans la nature – voire dans la culture : « la dimen­sion du signi­fiant ne prend relief que de poser que ce que vous enten­dez, au sens audi­tif du terme, n’a avec ce que ça signi­fie aucun rap­port [4]». On par­le­ra tou­jours mâle, même à par­ler iel, car on rate­ra tou­jours à dire le rap­port sexuel, « le corps par­lant ne peut réus­sir à se repro­duire que par un ratage, c’est-à-dire grâce au mal­en­ten­du de sa jouis­sance [5]».

Le leurre et le dan­ger, c’est d’exi­ger le contraire. Que le pas­sage à l’acte auto-agressif sur­gisse au moment où l’on exige de la langue, de sa gram­maire et de son écri­ture, uni­vo­ci­té, trans­pa­rence, véri­té et exac­ti­tude sur la sexua­tion du par­lêtre, est-ce pur hasard ? Comme le sou­ligne Christiane Alberti, « la ten­dance est à ce que la langue elle-même puisse être exempte de mal­en­ten­dus et sur­tout vidée de tout ce qui pour­rait être offen­sant. L’offense et la culpa­bi­li­té qu’elle appelle en retour sont au centre de ce dis­cours. Ce mou­ve­ment, qui tend à exer­cer une véri­table police du lan­gage, reprend une idée qui n’est pas neuve : en frap­pant le mot, on vien­dra à bout de la chose même, on rui­ne­rait le phal­lus. [6]» La logique à l’œuvre qui sous-tend l’écriture inclu­sive serre l’étau plus qu’elle ne l’ouvre, com­pres­sant le vide vital qui rend une langue res­pi­rable. En frap­pant le mot, quelle issue pour le par­lêtre ?

Contingence, vers une écri­ture homo, trans et hérétique

Iel en tant que mot n’est pas moins arbi­traire qu’elle ou il. Si jamais l’utilisation du pre­mier devait l’emporter dans le lan­gage concret face à l’usage des deuxièmes, c’est que cet usage devien­dra un nou­veau consen­sus sur le réel de la sexua­tion, un nou­veau dis­cours domi­nant. Cela ne dirait pas la sin­gu­la­ri­té dans la sexua­tion d’Un par­lêtre.

Est-ce que cela veut dire que tous les mots se valent ? C’est en ce point que la dis­tinc­tion éta­blie par Lacan entre arbi­traire et contin­gent dans le Séminaire Encore prend toute sa valeur : « aucun signi­fiant ne se pro­duit comme éter­nel. C’est là sans doute ce que, plu­tôt que de le qua­li­fier d’arbitraire, Saussure eût pu ten­ter de for­mu­ler – le signi­fiant, mieux eût valu l’avancer de la caté­go­rie du contin­gent [7]».

Le contin­gent est défi­ni par Lacan comme ce qui cesse de ne pas s’écrire. Le néces­saire comme ce qui ne cesse pas de s’écrire, l’impossible comme ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire (notam­ment le rap­port sexuel, il ne s’écrit jamais) et le pos­sible, ce qui cesse de s’écrire.

Prenons la phrase attri­buée à Sasha dont nous avons par­lée dans le Zappeur 8 [8] : « quand je serai grand je serai une fille ». Deux méthodes s’ouvrent à nous : soit on cor­rige la for­mule comme révé­lant une erreur – de gram­maire ou de repré­sen­ta­tion du réfé­rent ; soit on accueille la for­mule dans son abso­lue lit­té­ra­li­té comme ce qui cesse de ne pas s’écrire, c’est-à-dire ce qui s’écrit de la ren­contre avec l’impossible. En accor­dant au fémi­nin les deux temps, « quand je serai grande je serai une fille », comme on peut le lire sur le site d’Arte[9] et dans ce que le réa­li­sa­teur a choi­si de mettre en images, c’est le pre­mier che­min qui est pris, celui d’un c’était déjà écrit, d’une néces­si­té qui ne ces­se­rait pas de s’écrire. C’est depuis un Autre trans­cen­dant aux dires-mêmes que la rec­ti­fi­ca­tion est ain­si faite, le film devient une sorte d’Aufhebung qui se veut subli­ma­toire. Aux anti­podes, la deuxième méthode implique de sup­por­ter la coexis­tence para­doxis­tique, l’équivoque, le conflit dont ces dires témoignent, dans sa pure imma­nence et lit­té­ra­li­té, avec son épais­seur et sa mote­ria­li­té[10]. Cette méthode se tient de sup­po­ser qu’« il y a de l’une-bévue là-dedans [11]». Une-bévue, c’est ain­si que Lacan défi­nit l’inconscient vers la fin de son ensei­gne­ment. Une-bévue, qui, outre le sens fran­çais d’erreur ou de méprise due à l’étourderie, sonne en alle­mand, par homo­pho­nie trans­lin­guis­tique, Unbewusste – Inconscient. Les dires de Sasha ne seront alors ni néces­saires ni hasar­deux, mais contin­gents. C’est ça l’inconscient, ponc­tuel, posi­tif et affirmatif.

Garder cet espace de l’incalculable, indé­ci­dable, sans le sutu­rer par des cer­ti­tudes ; sup­por­ter le réel qui résiste à l’inclusion, sans le rabattre à une véri­té ; main­te­nir un écart entre iden­ti­té et pul­sion ; encou­ra­ger le savoir y faire plu­tôt que l’assignation à un genre ou caté­go­rie, c’est un enjeu majeur à l’heure « d’accompagner » n’importe quel par­lêtre, quel que soit son genre, son iden­ti­té ou orien­ta­tion sexuelle. Le fil est ténu, entre un rela­ti­visme géné­ra­li­sé, où tout se vaut et semble flou[12] (poly­sé­mie), et une rigi­di­té extrême tenue tan­tôt par des dis­cours reli­gieux, homo­phobes et miso­gynes, tan­tôt par de nou­veaux dis­cours qui, au nom de l’inclusion, prennent des formes non moins ségré­ga­tives et radi­cales. Si, pour ces der­niers, la sexua­tion est une cer­ti­tude, pour le dis­cours ana­ly­tique, la sexua­tion serait plu­tôt une élu­cu­bra­tion de savoir sur le réel du sexe : « une arti­cu­la­tion de sem­blants se dépre­nant d’un réel et à la fois l’enserrant [13]». Réel et sem­blant sont liés, c’est du réel que le sem­blant reçoit sa condi­tion[14], de l’impossible du rap­port sexuel.

Ainsi, l’orientation laca­nienne pro­pose une alter­na­tive à l’écriture inclu­sive beau­coup plus sub­ver­sive, celle d’un usage homo­pho­nique[15], trans­lin­guis­tique et héré­tique[16] de lalangue qui tient compte de l’intraduisible. Sauf que, se rompre à cette façon de lire ce qui s’écrit implique de visi­ter son propre mal­en­ten­du avec sa jouissance.

Je pense ici à ce pas­sage de Fernando Pessoa du Livre de l’intranquillité : « Supposons que je voie devant moi une jeune fille à l’allure mas­cu­line… je dirais “Cette gar­çon”, vio­lant la règle de gram­maire la plus élé­men­taire qui exige que s’accordent en genre et nombre le sub­stan­tif et l’adjectif. Et j’aurais fort bien dit… loin de la pla­ti­tude, de la norme, du quo­ti­dien. Aussi n’aurais-je pas par­lé : j’aurais dit. [17]»

Entre « Cher.e.s mère et père Nöel » et « Who ails tongue cod­deau a space of dum­bill­silly ?[18] », mon élec­tion est fête.

 

 

[1] Cf. « Lettre du col­lec­tif Queer Education », Lacan Quotidien, n° 904, « Effet Loupe », Dimanche 20 décembre 2020, dis­po­nible sur inter­net : https://​lacan​quo​ti​dien​.fr/​b​l​o​g​/​w​p​-​c​o​n​t​e​n​t​/​u​p​l​o​a​d​s​/​2​0​2​0​/​1​2​/​L​Q​-​9​0​4​.​pdf

[2] Je reprends ici quelques réflexions avan­cées ini­tia­le­ment dans Lacan Quotidien, n° 793, « Retour de mani­velle », Samedi 20 octobre 2018.

[3] Cf. le site des Nations Unies à ce pro­pos : https://​www​.un​.org/​f​r​/​g​e​n​d​e​r​-​i​n​c​l​u​s​i​v​e​-​l​a​n​g​u​a​ge/

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 31.

[5] Lacan J., Le 26 Février 1977, Jacques Lacan parle à Bruxelles. Texte inédit. Disponible sur internet.

[6] Alberti C., « L’opinion laca­nienne », Lacan Quotidien, n° 897, Jeudi 26 novembre 2020, dis­po­nible sur inter­net : https://​lacan​quo​ti​dien​.fr/​b​l​o​g​/​w​p​-​c​o​n​t​e​n​t​/​u​p​l​o​a​d​s​/​2​0​2​0​/​1​1​/​L​Q​-​8​9​7​.​pdf

[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 41.

[8] Cf. Édito 8 du Zappeur, dis­po­nible sur inter­net : https://​ins​ti​tut​-enfant​.fr/​z​a​p​p​e​u​r​-​j​i​e​6​/​e​d​i​t​o​-​l​e​-​m​y​s​t​e​r​e​-​d​e​-​l​a​-​s​e​x​u​a​t​i​o​n​-​d​e​-​l​e​n​f​a​nt/.

[9] https://www.arte.tv/fr/videos/083141–000‑A/petite-fille/

[10] « Il est tout à fait cer­tain que c’est dans la façon dont la langue a été par­lée et aus­si enten­due pour tel et tel dans sa par­ti­cu­la­ri­té, que quelque chose ensuite res­sor­ti­ra en rêves, en toutes sortes de tré­bu­che­ments, en toutes sortes de façons de dire. C’est, si vous me per­met­tez d’employer pour la pre­mière fois ce terme, dans ce moté­ria­lisme que réside la prise de l’inconscient – je veux dire que ce qui fait que cha­cun n’a pas trou­vé d’autres façons de sus­ten­ter que ce que j’ai appe­lé tout à l’heure le symp­tôme. » Lacan J., « Conférence à Genève sur le symp­tôme », La Cause Du Désir, vol. 95, no. 1, 2017, pp. 7–24.

[11] Lacan J., « Discours de clô­ture », dans Lettres de l’École freu­dienne, 21, 1977, p. 507–508.

[12] Cf. Miller J.-A., à pro­pos de la des­ti­tu­tion de la tra­di­tion en « En direc­tion de l’adolescence », site de l’Institut Psychanalytique de l’enfant.

[13] Miller J.-A., « Corps par­lant », inter­ven­tion lors du congrès de l’AMP, 2016.

[14] Cf. Lacan J., Remarque sur le rap­port de Daniel Lagache : « Psychanalyse et struc­ture de la per­son­na­li­té » de 1958, Écrits II, Seuil, Points, Paris 1999.

[15] Cf. Milner J.-C., « Back and Forth from Letter to Homophony », Problemi International, vol 1, n° 1, 2017. Society for Theorical Psychoanalysis.

[16]  « L’hérésie, pro­pose J.-A. Miller, ça n’est pas de quit­ter le champ du lan­gage, c’est d’y demeu­rer, mais en se réglant sur sa par­tie maté­rielle sur la lettre au lieu de l’être ». Miller J.-A., « L’orientation Lacanienne. L’Un tout seul » (2010–2011), ensei­gne­ment pro­non­cé dans le cadre du dépar­te­ment de psy­cha­na­lyse de l’Université de Paris VIII.  Cours du 4 mai 2011. Inédit.

[17] Pessoa F., Le Livre de l’in­tran­quilli­té, Édition Intégrale. Christian Bourgois édi­teur, Paris, 1999, p. 113–114.

[18] Une jolie homo­pho­nie trans­lin­guis­tique qui tombe à point nom­mé dans cette période de Noël. Le sens vous reste opaque ? C’est une belle occa­sion de rendre visite à la confé­rence de Lacan sur Joyce le Sinthome.

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