8e Journée d'Étude

Rêves et fantasmes chez l’enfant

samedi 22 mars 2025

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Comment la sexuation se formule-t-elle pour un enfant ?*

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Par Daniel Roy

1) Ça s’écrit

Je vous pro­pose le départ sui­vant : la sexua­tion se for­mule pour un enfant selon la même logique que celle que déve­loppe Lacan quand il écrit au tableau de son Séminaire XX Encore, le 13 mars 1973, ce qu’il nom­me­ra plus tard « les for­mules de la sexua­tion [1]» Ce qui s’écrit là est une inven­tion tout à fait nou­velle, par rap­port aux dis­cours éta­blis, concer­nant ce que c’est pour l’être par­lant d’être sexué. La nou­veau­té est la sui­vante : pour un par­lêtre, l’être sexué ne se déter­mine 1) que de la jouis­sance 2) dans sa ren­contre avec le lan­gage 3) en tant que cela ouvre une grande diver­si­té de che­mins 4) che­mins qui font traces sur le corps et dans le lan­gage, selon une logique stricte.

Nous nom­mons « sexua­tion » cette construc­tion qui s’invente à chaque pas, et qui s’inscrit, pour chaque être par­lant avec les moyens du bord et les moyens du corps : avec les objets pul­sion­nels et l’image inves­tie du corps, d’un côté, et de l’autre, avec ce qui le borde, à savoir ce que Lacan appelle ici les sem­blants, c’est-à-dire les signi­fiants vivants, incarnés.

C’est ce che­min qui peut avoir lieu et que nous recueillons dans une cure d’enfant, dans la mesure où nous nous tenons à dis­tance des dis­cours éta­blis et que nous fai­sons le choix d’accueillir les signi­fiants du dis­cours non pas comme des iden­ti­fi­ca­tions qu’il fau­drait vali­der ou contes­ter, mais comme des sem­blants qu’il s’agit de lais­ser tra­vailler, comme nous en avons le modèle dans le jeu de l’enfant.

Ce que les dis­cours éta­blis ne veulent pas savoir, c’est que ces iden­ti­fi­ca­tions « de genre » trans­portent avec elles un élé­ment qui les trou-matisent : la jouis­sance qui affecte le corps dès sa venue au monde. Elles masquent, tout en la creu­sant, la faille qu’il y a entre le signi­fiant et la jouis­sance, faille qu’elles veulent ignorer.

2) « L’effet de sur­prise » de fa fonc­tion Φx

Φx est une fonc­tion « de faille », qui à la fois indique et effec­tue une double ins­crip­tion. Côté jouis­sance, en l’écornant d’un pré­lè­ve­ment cor­po­rel qui va la repré­sen­ter dans le champ du dis­cours, l’objet a ; côté signi­fiant, en le conta­mi­nant par la jouis­sance, sous le nom de jouis­sance phal­lique, jouis­sance de la parole. La fonc­tion de cas­tra­tion répar­tit ain­si deux ter­ri­toires, non pas H et F, mais la jouis­sance et les sem­blants, deux ter­ri­toires pour les­quels le phal­lus fait fron­tière, ou plu­tôt « lit­to­ral ». Je cite Lacan dans le sémi­naire ou pire… « L’effet de surprise…c’est que cette fonc­tion du phal­lus rend désor­mais inte­nable la bipo­la­ri­té sexuelle [2]».

C’est un point car­re­four logique pour l’enfant. Et cela se for­mule tou­jours de façon symp­to­ma­tique face à cet effet de sur­prise du sur­gis­se­ment d’une jouis­sance qui contre­vient aux jouis­sances habi­tuelles de ses biens, un élé­ment peu assi­mi­lable qui « s’inscrit d’une contin­gence cor­po­relle » et face à cet effet de sur­prise qui s’inscrit comme « évé­ne­ment » dans le champ de l’Autre où il révèle que « tout laisse à dési­rer [3]», superbe défi­ni­tion de la cas­tra­tion par Lacan. Le symp­tôme vient là, tel que l’indique Freud, comme satis­fac­tion sexuelle de sub­sti­tu­tion sur cette zone fron­tière entre Jouissance et Signifiant, comme la pho­bie du petit Hans en témoigne. 

3) Temps d’arrêt au carrefour !

Quand nous rece­vons un enfant, nous igno­rons abso­lu­ment quels sont les signi­fiants qui ont pris pour lui valeur par­ti­cu­lière de jouis­sance (les S1), et qui sont, avec les objets a, les vec­teurs de sa sexua­tion. C’est avec lui que nous allons les apprendre, dans le mou­ve­ment même où il en indique le tra­cé, dans ses des­sins, ses jeux, ses pan­to­mimes, et où il consent à nous en don­ner les « expliques ». Il y a là quelque chose de par­ti­cu­lier à la cure de l’enfant, cette double ins­crip­tion 1) dans un dire, par la mise en jeu de sa parole et 2) dans des traces, par la mise en jeu du corps. Cela amène à poser qu’il y a une abso­lue sin­gu­la­ri­té de la sexua­tion pour un chaque corps par­lant. Mais est-ce pour cha­cun des corps par­lant ou est-ce pour tous ? Déjà s’impose avec la gram­maire une exi­gence logique au cœur de la sexuation.

À ce car­re­four où se ren­contrent les condi­tions logiques qui sont fixées dans cette langue que nous par­lons et les condi­tions de jouis­sance qui se sont fixées dans des ren­contres contin­gentes, la fonc­tion de cas­tra­tion ouvre à tous un nou­veau prin­cipe de répar­ti­tion des corps par­lants : entre ceux qui prennent en compte, de façon pri­vi­lé­giée, les condi­tions que leur fait la Jouissance, sa sin­gu­la­ri­té et son carac­tère irré­duc­tible, et ceux qui prennent en compte plu­tôt les condi­tions logiques de la langue.

C’est à ce car­re­four que nous recueillons avec l’enfant les traces qui comptent pour lui et sont en train de s’inscrire sur le corps ima­gi­naire et dans l’inconscient. Traces qui sont celles de la mobi­li­sa­tion des objets a et de la dia­lec­tique phal­lique, qui four­nissent le « car­bu­rant » de la sexua­tion. Traces qui se condensent dans le symp­tôme, qui peinent à s’inscrire dans l’inhibition et dont l’enjeu de jouis­sance se marque de l’angoisse.

C’est ce mou­ve­ment que Lacan ins­crit dans la par­tie basse du tableau de la sexuation.

4) Les deux voies de la sexua­tion et leur logique

C’est donc à par­tir du symp­tôme que nous pou­vons suivre la trace de la jouis­sance sexuelle et que nous pre­nons acte de la signi­fi­ca­tion qu’elle prend pour le sujet et de la tor­sion que le réel de cette jouis­sance impose à la langue.

Le symp­tôme est la trace qui s’écrit. Les deux voies de la sexua­tion sont deux façons de lire cette trace en tant que, comme par­lêtre, elle me trace.

Il convient ici en effet de par­ler « je » : à quoi vais-je don­ner pri­vi­lège ? À la perte de jouis­sance que la cas­tra­tion induit ou au reste de jouis­sance qui n’est pas mar­qué par la frappe phal­lique ? Nous avons idée que le temps de l’enfance est un temps où cha­cune et cha­cun peut apprendre à lire, à par­tir de ce qui fait trace du tra­fic des objets et du sup­po­sé quitte ou double de la dia­lec­tique phallique.

            – Si je donne pri­vi­lège au signi­fiant, au mou­ve­ment de signi­fi­ca­tion qui fait pas­ser la jouis­sance à l’inconscient, alors je spé­ci­fie là le tout de l’homme, pour tout homme la cas­tra­tion, et la logique exige alors d’accorder ce pri­vi­lège à tous : pour tous les hommes, la cas­tra­tion ; pour tous les hommes, une perte de jouis­sance pour un gain de sens, de savoir, de sem­blant : c’est à cela que je donne mon assen­ti­ment. Mais la jouis­sance est irré­duc­tible, le corps conti­nue à « se jouir » sans rien deman­der à per­sonne. Cette pré­sence insis­tante, que puis-je en faire ? Elle n’a pas droit de cité, je ne peux lui faire une place que refu­sée, inter­dite ou trans­gres­sive. Mais ce refus, je peux aus­si le faire sup­por­ter par Un qui dit non à cette fonc­tion phal­lique, qui pré­sen­ti­fie dans la struc­ture signi­fiante le réel d’une jouis­sance qu’il ne faut pas, une pré­sence qui me fait fau­tif ou fau­teur de trouble, ou qui abuse et har­cèle. Ceux et celles qui se font signi­fier sexué dans le fait d’avoir le phal­lus comme répon­dant de ce qui se jouit du corps, se rangent côté « homme », dans le tra­cé de leur exis­tence, mais pas for­cé­ment à gauche dans le tableau tra­cé et écrit par Lacan !  Car il y a là une « erreur com­mune » qui vient se gref­fer sur le choix ini­tial : le signi­fiant phal­lique prend là, valeur idéale, alors que le phal­lus n’est que le signi­fié du mou­ve­ment de pas­sage au signi­fiant de ce qui se jouit du corps. « Homme » n’est pas un titre mais la consé­quence logique d’un choix. Je sou­ligne trois points : a) nous n’avons pas à sou­te­nir ou à dénon­cer la père-version patriar­cale, à savoir que ce soit à Un homme de prendre à son compte la jouis­sance refu­sée et b) mais nous ne pou­vons évi­ter au sujet d’avoir à se confron­ter au fait que « l’universel n’est pos­sible qu’enclos par la pos­si­bi­li­té néga­tive [4]» c) sinon celles et ceux qui ne s’affirment pas d’avoir le phal­lus sont alors reje­tés dans un ailleurs fait d’attrait et de menaces ;

            – Car il y a celles et ceux qui ne vont pas se signi­fier sexués d’avoir ou pas le phal­lus comme répon­dant de ce qui se jouit de leur corps, sans pour autant nier por­ter « la marque phal­lique du désir [5]» ; elles ou ils n’en dépendent pas au titre d’une loi uni­ver­selle, c’est « chacun(e) pour soi », sans autre garan­tie. Elles et ils lisent et explorent « la pos­si­bi­li­té néga­tive » sous la forme qu’il n’en existe pas qui disent non à la fonc­tion de cas­tra­tion. Un refus ini­tial qui peut aus­si se dire « qu’il n’est pas vrai que la cas­tra­tion domine tout [6]» pour l’être par­lant. Cela ouvre la pos­si­bi­li­té à celles et ceux qui incarnent cette voie de se confron­ter au fait que pas-tout de la jouis­sance du corps passe au signi­fiant et d’y don­ner assen­ti­ment. Cela n’est pas sans dan­ger et peut don­ner lieu à un refus symp­to­ma­tique qui attaque le corps, ano­rexie, sca­ri­fi­ca­tions, peut inhi­ber ou au contraire dés­in­hi­ber (conduites à risques), peut éga­le­ment angois­ser, ce qui donne peut-être un sta­tut spé­ci­fique aux pho­bies chez la fille. Ainsi se trace le che­min de la sexua­tion fémi­nine, pas sans obs­tacles éga­le­ment, qui est celui de celles et ceux qui ont don­né pri­vi­lège à la jouis­sance, face à laquelle cha­cune et cha­cun se trouve seul(e).

Face à ces « logiques en chan­tier » chez l’enfant, deux posi­tions pour le psy­cha­na­lyste ; soit en fran­çais « Attention ! Travaux », ou, en anglais « Work in pro­gress ». Nous savons que Lacan a choi­si de pour­suivre la seconde voie, avec les nœuds bor­ro­méens et Joyce.

*Extrait de l’intervention de l’auteur à la 2ème séance du sémi­naire de l’Atelier d’étude de l’Institut de l’Enfant tenue sur Zoom-Webinaire le Mercredi 2 décembre 2020.

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 9 avril 1974, inédit.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, … ou pire, texte éta­bli par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 69.

[3] Ibid., p. 208.

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, … Ou pire, Paris, Seuil, 2011, p. 204 : « Quoi énon­cer de l’u­ni­ver­sel, sinon qu’il est enclos par la pos­si­bi­li­té négative ? »

[5] Ibid., p37.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, … ou pire, op. cit., p. 37.