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L’anatomie et son destin. Quelques remarques à propos de Petite fille

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par Anaëlle Lebovits-Quenehen

 

Petite fille, qui a été dif­fu­sé le 2 décembre der­nier sur Arte, nous invite à suivre le par­cours de Sasha, un enfant qui ne se recon­naît ni dans le corps qu’il a, ni dans son genre d’assignation.

Il semble qu’à tra­vers les réac­tions que sus­cite le docu­men­taire, ce soit par­fois des avis sur la « dys­pho­rie de genre » (comme l’appelle le DSM) qui s’expriment, comme s’il fal­lait être pour ou contre la « dys­pho­rie de genre ». Or, jus­te­ment, il nous semble qu’en deçà du pour et du contre, les sujets qui témoignent d’une « dys­pho­rie de genre » méritent par prin­cipe un accueil digne, c’est-à-dire un accueil qui ne pose pas comme préa­lable à toute consi­dé­ra­tion, ni la condam­na­tion d’un fait qui s’impose, ni l’inhibition des ques­tions qu’il sus­cite, au nom du res­pect dû à ces sujets comme à leurs proches – et, bien sûr, res­pect leur est dû.

Ceci étant noté, il y aurait beau­coup à dire sur ce que nous montre ce film, mais nous cen­tre­rons nos remarques sur trois points.

Au com­men­ce­ment

Quoi qu’on puisse le croire d’abord, le film nous montre que Sasha ne s’est pas tou­jours sen­ti fille. Sa mère remarque pré­ci­sé­ment que, depuis qu’il a deux ou trois ans, Sasha fait part de sa croyance qu’en gran­dis­sant, il devien­drait une fille. Si, dans les pre­miers temps de la vie de Sasha, sa mère le contre­dit sur ce point, un évè­ne­ment va chan­ger la donne. Sasha a quatre ans. Il dit une fois de plus que, quand il sera grand, il sera une fille, et celle-ci lui rétorque : « Mais non, Sasha, tu ne seras jamais une fille ». Le désar­roi et la tris­tesse qui sanc­tionnent cette sen­tence ce jour-là, sont into­lé­rables à sa mère, et ce d’autant plus qu’elle y lit une ques­tion radi­cale : « Mais qu’est-ce que je vais deve­nir, si je ne peux pas être une fille ? » Elle le console donc et fait sienne la véri­té selon laquelle Sasha est une fille. Toute la famille lui emboite le pas avec les meilleures inten­tions. Sa mère et son père ain­si que sa sœur et son frère ainés, par­le­ront doré­na­vant de et à Sasha au fémi­nin – à ce moment-là, son plus jeune frère n’est peut-être pas encore né, ou vient seule­ment de faire son apparition.

À sa demande, semble-t-il, Sasha aura aus­si une chambre de fille, des jouets de filles, des vête­ments de filles (qu’elle por­te­ra dans un pre­mier temps hors de l’école) et tout ce qu’une petite fille de son âge, très gen­rée peut sou­hai­ter. Elle sera donc sou­te­nue dans cette voie par ses proches.

Une ques­tion et son destin

À plu­sieurs reprises, on voit la mère de Sasha témoi­gnant des ques­tions qui la tour­mentent avec une cer­taine hon­nê­te­té. La mère de Sasha se demande spé­cia­le­ment si sa décep­tion quant au sexe de Sasha a pu avoir une inci­dence sur sa « dys­pho­rie de genre ». Quand cette mère ren­contre pour la pre­mière fois la pédo­psy­chiatre de l’hôpital Robert Debré où elle consulte avec Sasha dans un ser­vice spé­cia­li­sé, cette ques­tion s’impose à nou­veau. Alors que la pédo­psy­chiatre lui demande pour finir s’il y des choses qu’elle tenait vrai­ment à dire, la mère de Sasha lui répond aus­si­tôt : « Quand j’attendais Sasha, je vou­lais vrai­ment une fille, donc je me suis tou­jours deman­dé si ça n’avait pas eu une… » Avant même que sa phrase ne s’achève, la pédo­psy­chiatre l’interrompt de sa voix douce : « non, ça, on peut y répondre tout de suite ». Et d’ajouter : « On ne sait pas à quoi elle est due, la dys­pho­rie de genre, on sait à quoi elle n’est pas due. » Si, selon la pédo­psy­chiatre, cette crainte est sou­vent rap­por­tée par les parents d’enfants témoi­gnant d’une « dys­pho­rie de genre », les spé­cia­listes, eux, savent que leur décep­tion de parents n’a aucune inci­dence de sur la dys­pho­rie de genre de leur enfant. Pour ne par­ler ici que de Sasha, aucun rap­port donc, entre la décep­tion de sa mère quant à son sexe bio­lo­gique, et le fait que cette enfant ne se sente pas appar­te­nir à son corps bio­lo­gique tel qu’il est sexué et qu’elle « déteste son zizi ».

Plusieurs remarques et ques­tions s’imposent à pro­pos de ce moment déci­sif du film.

Notons d’abord que dans le docu­men­taire, ce n’est pas la pre­mière fois qu’on voit la mère de Sasha se poser cette ques­tion. Elle nous a déjà fait part de sa grande décep­tion quand elle a appris que Sasha serait un gar­çon – le sou­ve­nir de cette pen­sée semble très pré­cis mal­gré les années pas­sées. Elle a dit aus­si, qu’avant d’être enceinte de Sasha, elle a per­du des jumelles. Deux filles ont donc été per­dues avant l’arrivée de ce gar­çon. Elle s’interroge encore : pour­quoi Sasha est le seul de ses quatre enfants qui porte un pré­nom mixte ? Elle note enfin que ses tes­ti­cules n’étaient pas des­cen­dus à la naissance.

Si l’on concé­de­ra que cette décep­tion n’explique pas « la dys­pho­rie de genre » de Sasha, dans la mesure où d’autres enfants déçoivent leurs parents sur ce point sans néces­sai­re­ment avoir de « dys­pho­rie de genre », cela n’implique peut-être pas qu’elle n’ait aucune inci­dence. Il nous semble qu’un tel moment de décep­tion une fois pas­sé, la façon dont cette décep­tion reste vive ou au contraire s’estompe, voire dis­pa­rait tout à fait, a une inci­dence plus ou moins marquée.

On voit bien cepen­dant l’effet d’apaisement que cette affir­ma­tion de la pédo­psy­chiatre pro­duit sur la mère de Sasha. C’est d’ailleurs sans doute la visée essen­tielle de cette asser­tion. Mais le fait que cette mère livre une ques­tion qui s’impose à elle, ne mérite-t-il pas dès lors qu’on lui fasse une digne place ? Voir une place faite à ce qu’on dit, n’est-il pas éga­le­ment quoi qu’autrement, allé­geant ? La men­tion de la grande décep­tion de cette femme quant au sexe de son enfant, comme d’autres élé­ments qu’elle nous livre, ne nous donnent-ils pas des cir­cons­tances qu’il s’agit de ne pas balayer d’un revers de manche ? S’il n’y a pas lieu d’appréhender ces cir­cons­tances comme « une faute » impu­table à cette femme – on ne voit d’ailleurs pas en quoi un deuil ou un désir quant au sexe d’un enfant à naitre serait une faute – cette pré­cau­tion implique-t-elle de faire table rase des cir­cons­tances sur les­quelles un parent lui-même attire l’attention, parce qu’elles l’interrogent (de manière récur­rente, en l’occurrence) ? Couper court à une inter­ro­ga­tion de cette nature ne revient-il pas à bou­cher l’énigme qu’elle indexe ? Serait-ce donc là, pour le méde­cin, un préa­lable au digne accueil que Sasha mérite ?

Les études les plus récentes sur le sujet, qui sont pour­tant loin d’être orien­tées par la psy­cha­na­lyse, n’excluent pas que l’environnement d’un sujet ait une inci­dence sur sa « dys­pho­rie de genre ». Au nom de quelle idéo­lo­gie les parents devraient-ils par prin­cipe être consi­dé­rés comme étran­gers à cet envi­ron­ne­ment ? Et puis, si la « dys­pho­rie de genre » n’est pas une tare, pour­quoi vou­loir abso­lu­ment que rien dans l’histoire d’un sujet, ni de ses proches, ne s’y rattache ?

Tenir compte du réel auquel s’articule l’accueil qu’une mère et un père peuvent faire à leur enfant ne nous semble pas tout à fait secon­daire en ce sens. Tant de sujets témoignent de l’incidence qu’a eue pour eux le fait d’avoir été atten­dus fille ou gar­çon, et cela, que leur sexe ana­to­mique cor­res­ponde aux attentes de leurs parents ou pas. Tant de sujets témoignent aus­si de l’impact qu’a eu sur eux le deuil vécu par l’un de leur parent au moment de leur arri­vée dans le monde, ou peu avant. Accueillir un témoi­gnage de cet ordre avec tact, loin d’en rajou­ter sur la culpa­bi­li­té du sujet, lui per­met par­fois au contraire de com­po­ser autre­ment avec l’angoisse qui accom­pagne cette culpa­bi­li­té, et qui, si elle n’est pas réfé­rée au point de réel qui la sus­cite, peut bien se dépla­cer, chan­ger d’objet, sans pour autant s’atténuer.

Et si l’on ne peut rendre compte de la façon dont la « dys­pho­rie de genre » se consti­tue pour un sujet – du moins tant qu’il ne peut en témoi­gner en son nom, et pour son propre compte – faut-il éli­mi­ner a prio­ri le fac­teur du désir qui pré­side à son arri­vée dans le monde comme être sexué ?

La pédo­psy­chiatre qui accueille Sasha et sa mère a certes le mérite de ne pas en rajou­ter sur la culpa­bi­li­té éprou­vée par cette mère, mais il est éton­nant que pour les accom­pa­gner, elle évince une ques­tion qui témoigne aus­si d’une cer­taine ouver­ture subjective.

La chose est peut-être d’autant plus remar­quable, que si la mère de Sasha vou­lait jadis une fille à la place où Sasha est arri­vée, dès lors que Sasha devient une fille jus­te­ment, elle occupe une place qui pola­rise soins et atten­tions, et ce d’autant plus, qu’elle fait l’objet du rejet d’une par­tie du monde exté­rieur. La mère de Sasha nous le dit dans les der­niers moments du film : si on a tous un rôle à jouer dans la vie, une mis­sion, peut-être Sasha est-elle là pour faire chan­ger les men­ta­li­tés, et elle, sa mère, pour y aider Sasha.

Corrections

Loin d’un Descartes qui nous enjoi­gnait en d’autres temps, à chan­ger nos dési­rs plu­tôt que l’ordre du monde, c’est donc au prix de chan­ger l’ordre du monde plu­tôt que nos dési­rs, que Sasha trou­ve­ra une place en ce monde, comme elle trou­va une place auprès des siens, en tant que gar­çon d’abord, puis en tant que fille.

Les sem­blants qui traitent la dif­fé­rence des sexes à même l’image des corps des petits gar­çons et des petites filles, à même la façon dont on s’adresse à eux, ou dont on parle d’eux, sont eux sus­cep­tibles de modi­fi­ca­tions tout à la fois rela­ti­ve­ment légères et convain­cantes : Sasha a bel et bien l’air d’une petite fille avec ses che­veux longs et ses robes à fleurs. La chose prend tou­te­fois une autre dimen­sion quand il s’agit d’intervenir sur le réel de son orga­nisme. La der­nière consul­ta­tion fil­mée chez la pédo­psy­chiatre ouvre en effet à des ques­tions déli­cates, quand s’y évoquent des choix pou­vant enta­mer la fer­ti­li­té future de celle qui n’est encore qu’un enfant de 8 ans. Les pro­grès de la méde­cine per­mettent aujourd’hui de pen­ser que nous serons demain comme « maitres et pos­ses­seurs de la nature », selon le mot de Descartes. L’organisme se laisse effec­ti­ve­ment sou­mettre à des modi­fi­ca­tions, mais cela com­porte encore cer­taines limites. Et si Lacan nous invi­tait à consi­dé­rer que l’anatomie ne fait pas le des­tin, l’organisme n’en pèse pas moins son poids de réel. Charge à cha­cun de com­po­ser avec l’impossible qu’il indexe. Et si cer­tains enfants témoignent d’une « dys­pho­rie de genre », on se gar­de­ra bien de consi­dé­rer ceux qui n’en témoignent pas comme des « eupho­riques de genre », tant le sexe et le genre sont lieux d’embrouilles, celles-là même qui concourent à se déter­mi­ner comme être sexué, pour le meilleur et pour le pire.