Menu

Le réel de la sexuation et ses personnages

image_pdfimage_print

par Jacqueline Dheret

Gustave Flaubert n’avait pas caché que la néces­si­té qui s’imposait à lui d’écrire L’éducation sen­ti­men­tale, repo­sait sur un moment trou­blant de son ado­les­cence. Que lui arrivait-il, que lui était-il arri­vé ? Quelles cir­cons­tances avaient vu naître le sen­ti­ment décon­cer­tant et ensor­ce­lant d’un ins­tant de voir qui l’avait dérou­té, au point d’entreprendre à quinze ans, non sans audace, les pré­mices de ce qui devait deve­nir plus tard, un roman ? Il pres­sen­tait des choses dont il n’avait pas encore l’expérience et se défen­dait des sen­ti­ments tendres qu’il éprou­vait der­rière une sorte d’abstraction : le gar­çon. Lorsque l’ennui l’envahissait dans sa chambre, il pous­sait alors ce qu’il appe­lait le cri du gar­çon : plai­sir irré­sis­tible de la bêtise, de la farce iro­nique, « comme si tu étais-là », écrivait-il à sa sœur, « pour me voir et m’admirer… [1]» C’est dit !

Plus pré­cis encore, bien que ce moment n’ait jamais ces­sé de gar­der son mys­tère, il repé­rait que l’amour ado­les­cent qui l’avait rava­gé, – c’était son mot –, repo­sait sur une sou­daine révé­la­tion : la décou­verte d’un sen­ti­ment durable et pro­fond lui avait été dévoi­lé, celle au-delà de la sœur, de la mère et des filles en géné­ral, de la femme, de la fémi­ni­té. Stupeur et choc avait été au rendez-vous de ce moment appa­rem­ment ordinaire.

« Elle était assise au milieu du banc, toute seule ». En même temps qu’il pas­sait, « elle avait levé la tête [2]». Qu’est-ce qui avait fait flé­chir l’adolescent, dévoi­lé le côté fac­tice du gar­çon ? :  Elle, toute seule. Le côté far­ceur, pédant dont il avait fait son style pro­té­geait encore et tou­jours, des années après cet évè­ne­ment, le gar­çon timide, celui qui avait rêvé des nuits entières d’enlever la jeune femme entre­vue, celui qui avait éprou­vé dans son corps les effets de l’odeur ima­gi­née de son épaule. Il avait pas­sé son che­min, se conten­tant de regar­der de loin la jeune femme qui avait silen­cieu­se­ment levé la tête ! Nous sommes au-delà des amours mal­heu­reuses chères à la période roman­tique ; au plus près de ce que tra­hit l’écriture de Flaubert quant aux cahots de ce que Lacan a nom­mé le pro­cès de la sexua­tion, au-delà de l’Œdipe.

L’adolescent Flaubert se disait gar­çon mais l’inscription dans la sexua­li­té s’étaye d’une autre réfé­rence que celle du désir et de l’identité. On la sai­sit par la jouis­sance que l’écrivain nous laisse entre­voir. Le per­son­nage du « gar­çon », celui dont il riait avec son ami Ernest Chevalier, le cré­tin, l’énonciateur de paroles creuses, les ras­su­rait. Il faut un gar­çon cré­tin pour que les autres se sentent, entre eux, non cré­tins ! C’est que la bêtise est uni­ver­selle esti­mait Flaubert qui fai­sait étendre son emprise au bour­geois, à la femme de ce der­nier lorsqu’elle s’identifie à son mari et à leur milieu. La femme du banc, elle, était ailleurs. Où ? Impossible de le savoir, de le dire. Elle avait révé­lé à l’adolescent le « pas-tout » que l’on ne sau­rait loca­li­ser ; Cette ren­contre for­tuite avait arra­ché le gar­çon au confort d’un « pour tous », prêt à se défaire. Relisons Lacan dans L’étourdit :

« La cas­tra­tion relaie de fait comme lien au père, ce qui dans chaque dis­cours se connote de viri­li­té. Il y a donc deux dit-mensions du pour­tou­thomme, celle du dis­cours dont il se pour­toute et celle des lieux dont ça se thomme [3]»

L’usage que le sujet Flaubert fai­sait du signi­fiant bête est impar­ta­geable. Sa grand-mère disait de cet enfant dont le symp­tôme de len­teur atti­rait l’attention, qu’il avait l’air « presque bête [4]». Un S1 qu’il lui était tom­bé des­sus mais dont l’adolescent avait pu se sai­sir pour construire une ver­sion de son être au monde. Faire l’homme est stu­pide ! Quelle bêtise de faire signe à une fille de son être de gar­çon : si le phal­lus est au prin­cipe du sem­blant, s’approcher d’elle revient à avouer qu’on ne l’a pas. Mieux vaut fuir…Mais ensuite il y a les émois du corps qui laisse étour­dit, les pen­sées « d’enlèvements », les scé­na­rios impos­sibles. On peut cepen­dant se loger dans le dis­cours du maître de l’époque pour pou­voir en faire symp­tôme et en jouir : dire des bêtises était alors à la mode ; faire le « bête » en se moquant du bour­geois peut-être si savou­reux ! Mais pour cela il faut un public, un regard dans lequel s’admirer.

Adhérer à son rôle sexué dans une estime de soi comme membre de son propre sexe, ce dont rêve la psy­cho­lo­gie moderne, ne va pas de soi ! Quelle bêtise dirait Flaubert, cap­ti­vé à sa manière par le « Que veut ?… », une femme.

Freud fai­sait dépendre le choix sexué d’une absence : dans l’inconscient, un seul signi­fiant pour les deux sexes, le phal­lus. Il a tenu compte de ce que lui ensei­gnait l’hystérique : la dimen­sion symp­to­ma­tique de la sexua­li­té, le fait que le sexuel n’aille pas de soi pour l’être par­lant. Le domaine de la sexua­li­té n’est pas tota­le­ment pris en charge par l’identification. Il relève du symp­tôme ce que fait valoir la ques­tion hys­té­rique : Suis-je homme ou femme ? Elle témoigne rigou­reu­se­ment de ce que l’identité sexuée est affaire de semblants.

Ainsi cette jeune fille de dix-neuf ans qui, en ana­lyse, revient-elle aus­si, sur le malaise pro­fond de ses quinze ans. À treize ans, elle chaus­sait du qua­rante et ne savait que faire du corps grand et « cos­taud » dont son ori­gine ukrai­nienne l’avait dotée. Elle man­geait trop pour s’empâter et avait trou­vé les kilos pour cacher son corps fémi­nin ! Quelle idée, dit-elle aujourd’hui, de vou­loir domp­ter le regard de l’autre en lui offrant des kilos à regar­der. « Je me sen­tais fémi­nine de me « gar­çon­ni­ser » : vête­ments à capuches, chaus­sures asexuées, jupes culottes.

Laisser au signi­fiant la res­pon­sa­bi­li­té de repro­duire les sexes, revient à rater le réel qui cause l’inconscient. Le phal­lus semble ordon­ner la dif­fé­rence des sexes selon le mode de l’avoir ou pas. Ce point de la struc­ture est tou­jours valide mais nous ne sommes plus au temps de Freud qui notait déjà que la sexua­li­té fémi­nine ne se résorbe pas toute dans le registre phallique.

Lacan, avec son Séminaire XX, Encore[5], nous pro­pose de consi­dé­rer la ques­tion de la fémi­ni­té pour les deux sexes, à par­tir d’une divi­sion entre jouis­sance phal­lique et jouis­sance fémi­nine qua­li­fiée d’Autre, de sup­plé­men­taire. L’enjeu cli­nique concerne cette fois le ser­rage du réel en jeu dans le rap­port entre les sexes et le rap­port du sujet gar­çon ou fille avec ce « pas tout phal­lique ». Non plus l’identité sexuelle, mais la sexua­tion et son pro­cès, pas sans les sem­blants qui en per­mettent le che­min. Notre monde contem­po­rain rêve de s’en pas­ser et encou­rage l’auto-proclamation. La psy­cha­na­lyse est là pour main­te­nir ouvertes aux jeunes de quinze ans et plus, les portes du désir et des symp­tômes. Qu’est-ce qui attire, résonne, repousse, convoque irré­sis­ti­ble­ment et/ou effraie ? Flaubert en avait une idée : le plus singulier.

Image

[1] Flaubert G., L’éducation sen­ti­men­tale, in Œuvres com­plètes, Tome pre­mier, Société les belles lettres, Paris 1958, Introduction par Robert Dumesnil, p. 20.

[2] Ibid, p. 7.

[3] Lacan J., L’étourdit, Autres écrits, Seuil, Paris, 2001, p. 460

[4] Michel A., Flaubert et la bêtise, Bulletin de l’Association Guillaume Budé, Année 1972, p. 189–208. Disponible sur internet

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Éditions du Seuil, 1975.

Inscrivez-vous pour recevoir le Zapresse (les informations) et le Zappeur (la newsletter)

Le bulletin d’information qui vous renseigne sur les événements de l’Institut Psychanalytique de l’Enfant et des réseaux « Enfance » du Champ freudien, en France et en Belgique et Suisse francophone

La newsletter

Votre adresse email est utilisée uniquement pour vous envoyer nos newsletters et informations concernant les activités de l’Institut Psychanalytique de l’Enfant et du Champ freudien.