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Petite fille, vraiment ?

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Par Dominique Carpentier 

La sor­tie très média­ti­sée en ce début décembre 2020 du docu­men­taire Petite fille, sur Arte, dont le réa­li­sa­teur, Sébastien Lifshitz, est accueilli à La Grande Table d’Olivia Gesbert, sur France Culture, reçu par­tout et cité ce jour dans l’article « Ados trans­genres »[1], dans Le Monde éga­le­ment m’a fait prendre la plume pour ten­ter de cer­ner ce que ce type de documentaire-vérité dit de notre époque que l’on peut qua­li­fier de déboussolée.

Depuis plus de huit ans déjà, les USA nous apprennent que le rose n’est plus l’apanage des filles[2]. Aujourd’hui, le trans­genre est deve­nu, à l’instar du rap­port sexuel qu’il n’y a pas, un fait de socié­té a prio­ri accep­té par tous, ou presque. C’est semble-t-il ce qu’il faut rete­nir du pro­jet du repor­ter qui filme une tranche de vie d’une famille « ordinaire ».

Petite fille met en scène une mère inquiète de la dou­leur d’exister de son fils, Sasha, qui, elle le pré­cise, est le seul de ses quatre enfants à por­ter un pré­nom épi­cène. À deux reprises, cette mère aimante et atten­tive, s’interroge sur son désir qui ne pour­ra se déplier. Sa « culpa­bi­li­té » d’avoir vou­lu une fille pen­dant la gros­sesse, ce qui expli­que­rait pour­quoi Sasha veut être une fille depuis l’âge de trois ans, n’est pas audible pour le pro­fes­sion­nel qui l’écoute. Circulez, il n’y a rien à dire. La ques­tion de Sasha, deuxième fils et troi­sième de la fra­trie, émerge alors que la famille s’agrandit d’un qua­trième enfant, un gar­çon. Le diag­nos­tic de « dys­pho­rie de genre » posé par la pédo­psy­chiatre spé­cia­liste de ce « trouble », sans cause repé­rable selon elle, se referme sur lui-même et sera la « cau­tion médi­cale », preuve néces­saire à accueillir Sasha comme fille dans le lien social. Cette mère se heurte à l’institution sco­laire pour que Sasha puisse por­ter des robes à l’école, menant son com­bat dans l’inquiétude, légi­time sûre­ment, que l’enfant soit l’objet d’interrogation, de rejet et de blâme, de ne pas se confor­mer à son sexe de naissance.

Accueillir cette « bizar­re­rie » qu’un petit gar­çon se désole de « ne pas pou­voir avoir un enfant dans son ventre » est pour­tant sou­hai­table pour qui s’oriente de la psy­cha­na­lyse. Tout enfant qui découvre la dif­fé­rence sexuelle, de visu, com­mence à s’interroger sur ce qui nomme le sexe. Qui sera-t-il pour un homme, pour une femme, quand il ren­con­tre­ra l’homme et la femme chez son père et sa mère ? L’absence de la ques­tion Che vuoi ? qui per­met au sujet de se loger dans l’Autre du lan­gage est illus­trée par ce qui se pré­sente comme un constat, sans pourquoi.

Le docu­men­taire est à cet égard per­ti­nent quant à l’assignation dont souffre Sasha, comme inter­dit de paroles. Sans autre logique que celle d’être dans la « norme fille », la démons­tra­tion des sté­réo­types de ses jeux nous étonne. Ce sujet, sans pour­quoi, ne s’invente aucune his­toire. Son dégui­se­ment et ses essais de coif­fure, en silence, ouvrent le film. Sasha est per­du dans son cours de danse, seul encore dans le jar­din, des ailes de papillon sur le dos, qui ne per­mettent nul­le­ment de s’envoler vers un ailleurs. Sasha est muet, ou peut-être réduit à être par­lé. Le père de famille est dis­cret : Sasha, c’est l’affaire de sa femme. Le film dégage un cer­tain confor­misme de la vie de famille, para­doxal dans cette reven­di­ca­tion à l’exception mar­gi­nale de ce fils. La femme édi­fie la mère, qui fait la cui­sine, s’occupe des courses, des loi­sirs, des vacances, des devoirs, des enfants donc, une femme (con)fondue dans La Mère peut-être. Dans une inter­view don­née sur Arte, le réa­li­sa­teur avoue avoir été séduit par le dis­cours de cette femme, il tenait son sujet d’avoir ren­con­tré une mère si déter­mi­née à sou­te­nir le désir de son fils d’être une fille.

Le petit d’homme ne nait pas sexué avant que d’être enga­gé dans la parole, que l’on sait men­teuse, même s’il est bio­lo­gi­que­ment fille ou gar­çon. L’enfant, comme l’indique Jacques Lacan, est dans un temps où son deve­nir homme ou femme se déter­mine de sa ren­contre avec le sym­bo­lique, de son entrée dans le monde des mots, tou­jours trau­ma­tique. Sans énon­cia­tion propre, Sasha est « dys­pho­rique du genre », un diag­nos­tic qui le désigne désor­mais. Il n’en reste pas moins une énigme pour sa mère, dont la parole est arrê­tée par le diag­nos­tic même. Quelle place alors pour que Sasha sache faire avec le mal­en­ten­du des sexes, le trou dans le savoir, illus­tré ici d’un trop plein de sens ? La nais­sance de son puî­né, conco­mi­tante de la ren­contre avec la cas­tra­tion mater­nelle, semble per­ti­nente à sou­li­gner dans cette affaire, mais ce n’est pas l’objet du docu­men­taire. « Vos paroles m’ont frap­pé », disait François Regnault à Lacan, appuyant sur le bien dire qui carac­té­ri­sait l’auteur des Écrits. Ici, point de recours au mal­en­ten­du. Il s’agit d’une cli­nique de l’observation, si bien ser­vie par le docu­men­taire, qui illustre pour­tant la frappe du signi­fiant sur le corps de ce petit sujet. L’enfant, en deve­nir, est assi­gné, sans autre forme de pro­cès, à une place conge­lée, sans désir.

[1]. Libération, édi­tion du 2 décembre 2020 « je veux pou­voir me regar­der dans la glace en me disant : c’est moi »/

[2]. Cf. l’ article “Pink is for Boys”, Lacan Quotidien n° 263.

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