Menu

Une politique du sujet

image_pdfimage_print

Par Christophe Le Poëc

La cli­nique en ins­ti­tu­tion est une plon­gée dans l’extrême. Une ren­contre avec des exis­tences en marge de tous les sys­tèmes d’accueil nor­ma­tifs et qui viennent per­cu­ter nos sem­blants, nos prin­cipes et idéaux. L’orientation ana­ly­tique est une orien­ta­tion de la crise des dis­cours, du trem­ble­ment de la norme qui exclut tout prin­cipe de domi­na­tion. Le cli­ni­cien ne répond pas par un savoir de l’Autre, et c’est de cette manière que nous pou­vons accueillir chaque bri­co­lage sub­jec­tif dans sa sin­gu­la­ri­té et sa digni­té. Parfois, ce dont nous témoignent les patients vient heur­ter nos prin­cipes de citoyen, nos pré­ju­gés, nos enga­ge­ments, mais cela ne bou­le­verse pas pour autant notre orien­ta­tion qui est une véri­table poli­tique du sujet.

Il y a quelques années un jeune enfant ins­ti­tu­tion­na­li­sé depuis la prime enfance était tous les jours au tra­vail d’un réel abso­lu. Chaque chan­ge­ment de pièce, chaque entrée et sor­tie d’une nou­velle per­sonne dans son champ de vision le pré­ci­pi­tait à frap­per ou aboyer. Il aboyait avec tout son corps dres­sé et une tona­li­té extrê­me­ment sai­sis­sante. C’était l’enfant « ber­ger alle­mand ». Un jour lors d’un ate­lier bri­co­lage, il s’arrête sur un vélo et nous confec­tion­nons ensemble un pot d’échappement, un réser­voir. Il me dit : « C’est une moto… et nous deux on est des mecs » qu’il pro­nonce en se dres­sant et en com­men­çant à rou­ler des épaules. Quasi auto­ma­ti­que­ment, dans un réflexe cli­nique et devant l’évidence de la digni­té de ce jeune par­lêtre à s’arrimer à quelques insignes lui per­met­tant d’entrer dans le lien, j’appuie cette petite nomi­na­tion et roule un peu des épaules avec lui. Bien sûr, dans ma sin­gu­la­ri­té je ne croyais pas à ces semblants-là. Mais pour lui, à ce moment-là de son par­cours, c’était ce qui lui don­nait un corps et trai­tait ma présence.

Après une bal­lade à Prague lors d’un camp d’été avec un autre jeune ado­les­cent, ce der­nier rentre dans notre gîte et com­mence à tout retour­ner. Il hurle : « Je le savais que vous m’ameniez chez les homos. » Il jure, casse une porte, jette des objets. Il mesure déjà plus d’un mètre quatre-vingt-dix et sa rage est très impres­sion­nante. Je me mets à mar­cher à côté de lui, dans le tour­billon de son mou­ve­ment, je me cale sur son rythme, avec l’air de ne rien com­prendre à ce qu’il raconte. Lorsqu’il ne casse pas quelque chose il me regarde avec colère et m’explique petit à petit qu’il a croi­sé un couple d’hommes dans la rue. Cela lui a fait une sen­sa­tion très étrange dans le corps et il ne sup­porte pas ça. Il ne se calme vrai­ment pas et conti­nue à frap­per dans les murs. Un moment où il res­pire je me mets à par­ler fort : « Tu te sou­viens de cette par­tie de foot que nous avions faite quand nous étions en Croatie. » Il s’arrête un peu et dit « oui », puis reprend encore plus fort : « Mais la Croatie c’est la capi­tale de l’homophobie ! On était bien là-bas. » Sa rage explose de nou­veau mais il est plus accro­ché à la parole. Nous conti­nuons à mar­cher. Dans le dis­cours, il nous met à la place de l’avoir mené de force dans ce pays qui est venu ébran­ler ses appuis. Sa colère monte, des­cend, je marche à côté, attrape ses signi­fiants, les déplace. « Croatie… Espagne… Barcelone… foot… Champion’s League, ciga­rette, vapo­teuse. » C’est fini. Un grand calme lors du souper.

Dans une situa­tion comme celle-là, l’orientation cli­nique est d’abord que la jouis­sance puisse se bor­der pour le sujet, répondre depuis ses prin­cipes ce serait s’adresser à son propre Autre. Ce n’est pas une posi­tion sou­te­nable pour le cli­ni­cien et cela pré­ci­pite le sujet dans le pas­sage à l’acte.

Dans notre cli­nique au quo­ti­dien, nous avons l’occasion de ren­con­trer des jeunes qui ont construit bon nombre de bri­co­lages, d’indentifications sin­gu­lières et d’orientations éthiques qui entrent plus en réson­nance avec des enga­ge­ments, des convic­tions ou opi­nions per­son­nelles qu’un cli­ni­cien peut avoir en tant que citoyen. Mais notre orien­ta­tion cli­nique reste la même, nous mili­tons pour le savoir y faire de chaque-Uns, avec la jouis­sance et lalangue. C’est un prin­cipe fon­da­men­ta­le­ment hors norme, et bien enten­du au-delà du bina­risme. Marie Hélène Brousse vient ici dis­si­per tout mal­en­ten­du : « Il convient de s’amarrer fer­me­ment, écrit-elle, à l’affirmation sui­vante : l’abord du sexe par la psy­cha­na­lyse est sin­gu­lier : chaque ana­ly­sant y est unique et son rap­port à la jouis­sance sexuelle n’y est déter­mi­né ni par le bio­lo­gique, ni par le genre, ni par l’ordre social. Il l’est par un trau­ma. [1]»

Dire que nous nous orien­tons d’un au-delà de la norme n’efface pas que la matière du sujet – notre matière de tra­vail en tant que cli­ni­cien – reste lalangue. Et c’est à ce titre que nous ne devons pas être dupe du fait que « sexuelle ou pas, petite ou grande, la dif­fé­rence est un des fon­da­men­taux de l’ordre lan­ga­gier [2]». Dès lors, c’est un véri­table exer­cice d’éthique au quo­ti­dien avec lequel nous sommes au tra­vail et nous ne devons pas être impres­sion­nés par cer­taines ten­ta­tives de sor­tie de l’horreur du réel par un bina­risme effrayant. Dans la deuxième vignette pré­sen­tée plus haut – la plus déli­cate – il y a un pro­fond refus du cli­ni­cien de sou­te­nir le dis­cours homo­phobe. C’est pour cela que je n’ai rien vou­lu entendre, dans le sens où je n’ai pas dis­cu­té le sens de ce qu’il disait. Ni pour, ni contre. Être contre aurait été une manière d’entendre le sens. Il était ques­tion pour­tant de res­pec­ter ce temps de défense contre un réel in-assumable pour lui, et s’accrocher de manière déci­dée à d’autres points de sa langue, d’autres traits qui tiennent un corps et un être dans la digni­té du trai­te­ment de sa souf­france selon son style hors-norme et hors-sens. La psy­cha­na­lyse comme expé­rience per­son­nelle bien sûr mais aus­si comme orien­ta­tion cli­nique est « une pra­tique de dési­den­ti­fi­ca­tion [3]». En cela les ins­ti­tu­tions, par leur condi­tion d’accueil de la marge, sont une bonne école.

[1] Brousse M.-H., Mode de jouir au fémi­nin, Paris, Navarin, 2020, p. 13.

[2] Brousse M.-H., « le trou noir de la dif­fé­rence sexuelle », Le Zappeur, 2 mai 2019, publié sur le blog de l’institut de l’enfant.

[3] Laurent É., Feuillets du cour­til, n° 4, avril 1992, archive consul­table en ligne.

Inscrivez-vous pour recevoir le Zapresse (les informations) et le Zappeur (la newsletter)

Le bulletin d’information qui vous renseigne sur les événements de l’Institut Psychanalytique de l’Enfant et des réseaux « Enfance » du Champ freudien, en France et en Belgique et Suisse francophone

La newsletter

Votre adresse email est utilisée uniquement pour vous envoyer nos newsletters et informations concernant les activités de l’Institut Psychanalytique de l’Enfant et du Champ freudien.