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Édito 1 : L’Un en peluche

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Par Valeria Sommer Dupont

« C’est ce que j’appelle « l’un-en-peluche » ! qui est à la por­tée de tout le monde. Quelle est la per­sonne ici qui n’a pas eu son ours en peluche pen­dant son enfance et qui ne l’a pas gar­dé au-delà de toutes les limites ? (Je parle des per­sonnes fémi­nines). » J. Lacan[1]

Pour ouvrir cette nou­velle série du Zappeur qui vise à explo­rer le thème d’étude qui nous occupe cette fois-ci, La sexua­tion des enfants, je com­men­ce­rai par racon­ter une histoire.

Il était Une fois, une hys­toire d’ours, d’un ours en peluche offert par­mi des dizaines d’autres peluches comme cadeau de nais­sance à un enfant. Élu, entre toutes ces offrandes à la peau douce, il a été éle­vé au sta­tut de dou­dou, sor­ti du lot avant même d’être dis­tin­gué. Pourquoi celui-ci et pas un autre ? Mystère, choix inson­dable de par­te­naire sexuel de l’enfant. L’enfant tenait à cet ours. Il y tenait tel­le­ment pour dor­mir, s’apaiser, sor­tir, jouer et de plus, ça faci­li­tait tel­le­ment les allers et les retours de la vie fami­liale, qu’aussitôt les parents ont craint… « Qu’il ne le perde ? Ce serait la catas­trophe ! ». Lacan nous a appris à lire dans ce « ne » explé­tif, un signe du sujet de l’énonciation. Les parents craignent qu’il ne le perde. Ces mots disent plus des parents qui les énoncent que du sujet dont la phrase pré­tend por­ter. La catas­trophe pour qui, si jamais il ne le perd ? C’est le temps des embrouilles.

Au cas où, car on ne sait jamais, on en achète un autre… un ours en peluche, un ours-en-plus. Un double. Un de rechange : qui « en cas de perte, d’ou­bli, ou même lorsque dou­dou est au sale sau­ra –pro­messe tenue par ceux qui savent et qui sont dans le com­merce– trou­ver une place de pre­mier choix dans les bras de bébé ». Mais rien n’est moins sûr. Et pour assu­rer cette des­ti­née for­cée de ce double, une plé­thore de conseils s’en suivent. Tout d’abord ‑banal mais nécessaire- ache­tez ce double avant qu’il n’y ait plus de stock (capi­ta­lisme oblige !), puis les choses se pré­cisent : don­nez aus­si­tôt celui de rechange à bébé pour qu’il s’en imprègne, afin que comme pour l’autre, il pos­sède l’odeur de l’enfant. Faire de deux, Un, c’est le pro­gramme, les indif­fé­ren­cier pour évi­ter le drame sup­po­sé à la perte ‑à la perte de jouis­sance ? Jouissance de la perte ? Ainsi, il faut veiller à une alter­nance métho­dique, pour que ces deux-là ne fassent qu’Un, le même.

Mais un corps de dou­dou ça se fait, car d’Un dou­dou l’enfant se jouit. Ne devient pas dou­dou qui veut ! Le deve­nir dou­dou d’Un ours quel­conque ou d’un bout de tis­su, tient à ce que, dans le hasard d’une ren­contre, il se prête comme sur­face, rece­vant les traces de jouis­sance d’une expé­rience pul­sion­nelle dont il se fait objet. L’ours prend alors une vie de dou­dou, corps-en-peluche mar­qué par l’expérience pré­coce du sexuel de l’enfant : sucé, mor­dillé, tiraillé, cares­sé, jeté, récu­pé­ré, tri­po­té, souillé. Il se fait une peau, il se tanne. Malgré la volon­té de faire d’eux (des deux ours) qu’Un pour conju­rer le drame tant redou­té, mal­gré l’effort pour limi­ter l’unicité, les deux ours de cette hys­toire n’ont pas subi le même des­tin. L’enfant, rétif à l’Autre paren­tal, les a aus­si­tôt dis­tin­gués, opé­rant la perte ‑ouf !- que l’Autre ne crai­gnait. Pour lui, ces ours n’étaient pas deux, doubles, mais Un et un autre. Ni mâle, ni femelle, il les épingle d’Ours-gris et Ours-doux, d’une langue qui porte les traces de la « sémio­sis pati­nante qui cha­touille le corps [2]». C’est Ours-gris qui a été choi­si, même si la cou­leur native était la même. L’Un a pris une nuance de gris, imper­cep­tible à l’œil de l’Autre, une toute sub­tile patine peau de cha­grin, qui lui a réser­vé une place pri­vi­lé­giée. Le « gris » dont il était ques­tion ne pre­nait pas sens dans une oppo­si­tion chro­ma­tique ‑l’autre ours n’était pas moins ou plus gris, brun, blanc ou autre- mais dans une tex­ture de jouis­sance, amorce de sexua­tion de l’enfant que le signi­fiant gris vient indexer sans la résor­ber. Doudou, nan-na Kun[3].

C’est, entre autres, le sta­tut de ce Un, sa valeur d’usage et les consé­quences cli­niques qui s’en dégagent, que le thème La sexua­tion des enfants met au tra­vail, au-delà de toutes les limites liées aux dif­fé­rences sexuelles. Ce pre­mier numé­ro du Zappeur s’ouvre avec trois fois Un texte à appré­cier dans leur sin­gu­la­ri­té. Un texte de Jean-Robert Rabanel, Un texte de Daniel Roy et Un texte de Laura Sokolowsky, qui jettent des bases solides d’un pro­gramme d’étude et de recherche riche et alléchant.

Y’a d’quoi lire !

[1] Interventions sur l’exposé de Ch. Bardet-Giraudon : « Du roman conçu comme le dis­cours de l’homme même qui écrit » au Congrès de l’École freu­dienne de Paris sur « La tech­nique psy­cha­na­ly­tique », Aix-en-Provence (après-midi). Parues dans les Lettres de l’École freu­dienne, 1972, n° 9, pp. 20–30.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 11 juin 1974, inédit.

[3] Cf. Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres Écrits, Seuil, Paris, 2001, p. 565.

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