À son ouverture en 2016, le Centre Psychanalytique de Consultations et de Traitement de Rouen a choisi de se centrer sur le signifiant-maître parents. Parents, écrit au pluriel, permet d’accueillir non seulement sous les signifiants père et mère, mais « toute personne responsable d’un enfant – confrontée à des difficultés avec l’enfant et qui souhaite en parler ». Lacan décrit dès 1938, dans « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu[1]», les bouleversements de la famille, mettant en évidence le déclin de l’imago paternelle. Depuis les années soixante-dix, le signifiant parent tend à se substituer à ceux de mère et de père, tandis que la notion de parentalité, apparue dans les années quatre-vingt-dix, entérine l’effacement de la figure du père comme idéal et celui de la mère comme donnant les soins, avec une interchangeabilité des fonctions paternelle et maternelle[2]. Le CPCT est un lieu privilégié pour étudier ces changements, en suivre l’évolution et permettre que s’inventent des solutions.
En effet, ce sont bien souvent des parents exaspérés, aussi bien hommes que femmes, père, mère, qui s’y adressent, débordés par des enfants terribles. Dans ce moment de crise, il y a urgence à répondre. Pas de liste d’attente au CPCT. Chaque parent est reçu séparément. Dès la réponse de la secrétaire qui fixe les rendez-vous, une différenciation s’opère ; est recueillie la demande d’Un, ce qui conduit d’emblée chacun à articuler différemment sa relation à l’enfant. C’est un premier desserrage.
À partir d’un à trois entretiens, un consultant apprécie si la personne peut, ou non, s’engager dans un traitement par la parole. Au-delà de la souffrance exprimée par le parent, liée à l’impasse sur laquelle il bute avec son enfant, le consultant repère, dans la plainte du parent à l’encontre de l’enfant, ce qu’il emprunte au discours moralisateur et normatif sur la parentalité. À l’envers de l’universel de ce discours, le consultant isole dans les dires du parent ce qui le concerne comme sujet dans les difficultés rencontrées avec son enfant. Permettre au sujet d’entendre dans ce qu’il dit ce qu’il y a d’unique et de particulier dans sa relation avec l’enfant met en valeur la dimension de l’énonciation et permet que le traitement s’engage.
Ainsi, un père s’adresse au CPCT parce qu’il est exaspéré par les cris de son fils en bas âge. Lors de ce premier rendez-vous, il culpabilise de s’énerver quand son fils hurle, accroché à sa mère. Se mettre en colère n’est pas son idée de la parentalité. Il note seulement qu’il ne parvient pas à séparer mère et fils. Et il ajoute que lorsqu’il est seul avec l’enfant, ils partagent ensemble de longs moments paisibles de jeux. Un discret « Ah oui » du consultant lui fait entendre ce qu’il vient d’énoncer : son fils est énervé quand il reste collé à sa mère et lui n’ose pas les séparer. Il a l’idée que c’est la mère qui sait y faire avec l’enfant. Premier étonnement. Lors de la deuxième consultation, il décrit les coordonnées traumatiques de la naissance de son fils avec une mise en jeu du pronostic vital de la mère. Il a eu peur de perdre la femme aimée. Étonné, il découvre un lien entre son exaspération, l’excitation de son fils et sa peur de perdre cette femme aimée. Cet étonnement fait scansion pour une orientation vers le praticien thérapeute. En quelques séances, en permettant que la jouissance en jeu entre les parents et l’enfant ne se fige plus sous la forme de crise, le clinicien a joué une fonction de tiers, non seulement entre ce père et son enfant, mais aussi entre le père et la mère, et entre l’enfant, devenu beaucoup moins terrible, et sa mère. Le temps pour conclure s’ouvre pour cet homme sur la question de son désir pour cette femme-là, et l’aperçu qu’il entrevoit de la jouissance féminine. Il poursuivra le travail en dehors, auprès d’un analyste.
Les pères sont très présents au CPCT : la moitié des demandes émanent de pères, et ils sont également convoqués dans le discours des mères. La crise, qui fonde la relation entre parents exaspérés et enfants terribles, semble ici recouvrir une autre crise, celle de la paternité. Le discours de la psychanalyse n’a cependant pas vocation à remettre en selle le père, pas plus qu’à l’abandonner aux oubliettes de l’histoire. Le modèle du père comme support de l’interdit n’appartient plus à l’époque moderne où les objets plus-de-jouir mis à la portée de tous font autorité, comme le note Daniel Roy dans son texte d’orientation[3]. Dans le sens de cette évolution, Lacan a pluralisé les Noms-du-Père et donné une définition fonctionnaliste de ce que sont une mère et un père : fonction de soin pour la mère, fonction de nomination pour le père « en tant que son nom est le vecteur d’une incarnation de la Loi dans le désir[4]». Le père ainsi défini humanise la loi, il la rend vivable, sans en écraser les siens sous le poids d’un interdit figé et tyrannique.
Au fil des échanges cliniques entre praticiens du CPCT, un autre signifiant a émergé, celui de féminité. Au-delà des impasses de la parentalité et du malentendu de structure entre les sexes, reste la question « Que veut une femme ? ». Cette question traverse aussi bien le discours des hommes qui s’adressent en tant que père que le discours des femmes qui consultent en tant que mère. Chaque fois qu’il est possible d’aborder cette thématique de la féminité lors des entretiens, soit qu’elle boucle un cycle, soit qu’elle ouvre sur une demande d’analyse, s’est vérifié un effet d’allègement sur la crise, tant du côté des parents que de l’enfant.
[1] Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu. Essai d’analyse d’une fonction en psychologie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 60.
[2] Brousse M.-H., « Un néologisme d’actualité : la parentalité », La Cause freudienne, n°60, juin 2005, p. 117–123.
[3] Roy D., « Parents exaspérés – Enfants terribles », 13 mars 2021, disponible sur le site de l’Institut psychanalytique de l’Enfant du Champ freudien.
[4] Lacan J., « Note sur l’enfant », Autres écrits, op. cit., p. 373.