Il n’est pas rare d’entendre l’exaspération du parent qui se trouve dans l’impuissance à séparer l’enfant de ses objets : numériques, écrans et autres lathouses[1]. Ces objets constituent également une source fréquente de conflits et de rivalités entre frères et sœurs, chacun voulant en garder la jouissance exclusive. Le parent lui-même exige que le frère et/ou la sœur, souvent l’aîné, partage ses jeux et fasse preuve de bienveillance à l’endroit du cadet : « Tu es le plus grand, tu dois montrer l’exemple, comme j’ai pu le faire moi-même avec mes frères et sœurs ». Ainsi, la bataille des enfants se déplace dans le champ des objets qui sont porteurs d’identifications et support du fantasme. Les objets sont, à cet égard, tels des membres de la famille : ils mettent en jeu le besoin, la demande et le désir.
Posons-nous alors la question : tous les objets sont-ils partageables ? Leur immixtion dans les affaires de rivalités fraternelles nous amène en effet à nous demander si les objets ont tous le même statut.
Dans son Séminaire X, Lacan en vient à distinguer deux types d’objet : « Dans le champ de l’appartenance, il y a deux sortes d’objets – ceux qui peuvent se partager, ceux qui ne le peuvent pas. Ceux qui ne le peuvent pas, je les vois quand même courir dans ce domaine du partage avec les autres objets »[2]. Ainsi distingue-t-il les objets dits métonymiques et qui relèvent du champ phallique. Ces objets-là peuvent ainsi circuler, s’échanger, se transmettre. L’objet est désirable, il appartient au registre symbolique. Il est support d’identification et de signification. Lacan nous dit bien que les objets qui ne peuvent se partager, ils peuvent « quand même courir dans ce domaine du partage avec les autres objets ». Ils sont ainsi a minima phallicisés, mais leur vraie nature d’objet n’est pas métonymique. Ces objets ont plutôt à voir avec l’objet a.
Cet objet a est un objet du corps et il est en jeu dans l’angoisse, dans le dégoût, ou dans l’horreur, comme le précise Lacan. Prenons l’exemple d’un dernier gâteau à partager entre plusieurs convives. Chacun veut en jouir seul, non pour s’en rassasier mais pour le posséder. L’envie tient ainsi à cet objet unique et non partageable. Cet objet renvoie ici à un objet cause de désir, c’est-à-dire qu’il perd de sa brillance et tombe dans le champ de l’angoisse ou du dégoût dès lors qu’il est coupé. L’objet a n’est phallicisé que s’il est complet ; le couper produit un effet dans le corps, un effet de castration.
Cet objet non partageable est ainsi le support d’une question du sujet quant à sa place et sa valeur phallique dans le désir de l’Autre, notamment à l’arrivée d’un autre enfant. C’est bien la question de l’amour qui se pose à travers certains objets, et qui ne sauraient être partagés avec le frère ou la sœur, malgré l’insistance parentale. Un moment délicat est d’ailleurs souvent associé au début de la marche de celui qui, jusque-là, restait tranquillement dans son lit. Son exploration des objets et son appropriation, voire l’exigence de leur possession produit souvent un effet d’angoisse pour le plus grand qui tient à certains de ces objets comme à la prunelle de ses yeux.
La distinction du champ de la jalousie du champ de l’invidia nous semble ici éclairante : « Pour comprendre ce qu’est l’invidia dans sa fonction de regard, il ne faut pas la confondre avec la jalousie[3]» : si la jalousie se joue avec le rival qu’est le frère, l’envie a à voir avec la chose. L’envie ne concerne pas l’objet du besoin, mais l’objet qui n’est d’aucun usage, « dont il ne soupçonne même pas la véritable nature[4]». Puis, plus loin, Lacan précise : « C’est la complétude qui est visée dans l’envie, non que le sujet veuille se rassasier. Mais il pâlit devant l’objet a, que l’autre possède et en assume la complétude. Cette image de complétude de l’autre, c’est ce qu’il décrit comme poison de l’envie. Le partenaire n’est plus l’Autre, mais l’objet a[5]».
La distinction située par Lacan rejoint celle établie entre phallus et objet a : il y a en effet la rivalité jalouse qui tourne autour du phallus et qui porte sur des objets mettant en jeu cette dimension du plus ou du moins à travers des identifications masculines et féminines ; et il y a l’envie de celui qui regarde cet autre rival qui jouit d’un objet a, et qui constitue la racine de la haine à son endroit.
Si l’exaspération parentale peut être située sur fond d’impuissance par la croyance à l’imaginaire du fantasme qui recouvre la perte de l’objet, le terrible surgit, pour un enfant, sur fond d’un impossible à dire et qui le prend au corps.
[1] « Ce terme de lathouse a été inventé par Lacan pour désigner les objets de consommation[3], ces objets a en toc, dont le foisonnement est fait pour causer notre désir et bluffer notre jouissance ». Caroline Leduc, « Enfants du numérique ? », Hebdo-Blog, n°100, 26 mars 2017.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse (1962–63), Paris, Seuil, 2004, p.107.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse » (1963–64), Paris, Seuil, 1973, p. 105.
[4] Ibid.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1963–64), op. cit., p.105 (11 mars 64).