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Zappeur JIE7

Ce qui ne peut se partager

Zappeur n° 26
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Il n’est pas rare d’entendre l’exaspération du parent qui se trouve dans l’impuissance à sépa­rer l’enfant de ses objets : numé­riques, écrans et autres lathouses[1]. Ces objets consti­tuent éga­le­ment une source fré­quente de conflits et de riva­li­tés entre frères et sœurs, cha­cun vou­lant en gar­der la jouis­sance exclu­sive. Le parent lui-même exige que le frère et/ou la sœur, sou­vent l’aîné, par­tage ses jeux et fasse preuve de bien­veillance à l’endroit du cadet : « Tu es le plus grand, tu dois mon­trer l’exemple, comme j’ai pu le faire moi-même avec mes frères et sœurs ». Ainsi, la bataille des enfants se déplace dans le champ des objets qui sont por­teurs d’identifications et sup­port du fan­tasme. Les objets sont, à cet égard, tels des membres de la famille : ils mettent en jeu le besoin, la demande et le désir. 

Posons-nous alors la ques­tion : tous les objets sont-ils par­ta­geables ? Leur immix­tion dans les affaires de riva­li­tés fra­ter­nelles nous amène en effet à nous deman­der si les objets ont tous le même statut.

Dans son Séminaire X, Lacan en vient à dis­tin­guer deux types d’objet : « Dans le champ de l’appartenance, il y a deux sortes d’objets – ceux qui peuvent se par­ta­ger, ceux qui ne le peuvent pas. Ceux qui ne le peuvent pas, je les vois quand même cou­rir dans ce domaine du par­tage avec les autres objets »[2]. Ainsi distingue-t-il les objets dits méto­ny­miques et qui relèvent du champ phal­lique. Ces objets-là peuvent ain­si cir­cu­ler, s’échanger, se trans­mettre. L’objet est dési­rable, il appar­tient au registre sym­bo­lique. Il est sup­port d’identification et de signi­fi­ca­tion. Lacan nous dit bien que les objets qui ne peuvent se par­ta­ger, ils peuvent « quand même cou­rir dans ce domaine du par­tage avec les autres objets ». Ils sont ain­si a mini­ma phal­li­ci­sés, mais leur vraie nature d’objet n’est pas méto­ny­mique. Ces objets ont plu­tôt à voir avec l’objet a.

Cet objet a est un objet du corps et il est en jeu dans l’angoisse, dans le dégoût, ou dans l’horreur, comme le pré­cise Lacan. Prenons l’exemple d’un der­nier gâteau à par­ta­ger entre plu­sieurs convives. Chacun veut en jouir seul, non pour s’en ras­sa­sier mais pour le pos­sé­der. L’envie tient ain­si à cet objet unique et non par­ta­geable. Cet objet ren­voie ici à un objet cause de désir, c’est-à-dire qu’il perd de sa brillance et tombe dans le champ de l’angoisse ou du dégoût dès lors qu’il est cou­pé. L’objet a n’est phal­li­ci­sé que s’il est com­plet ; le cou­per pro­duit un effet dans le corps, un effet de castration.

Cet objet non par­ta­geable est ain­si le sup­port d’une ques­tion du sujet quant à sa place et sa valeur phal­lique dans le désir de l’Autre, notam­ment à l’arrivée d’un autre enfant. C’est bien la ques­tion de l’amour qui se pose à tra­vers cer­tains objets, et qui ne sau­raient être par­ta­gés avec le frère ou la sœur, mal­gré l’insistance paren­tale. Un moment déli­cat est d’ailleurs sou­vent asso­cié au début de la marche de celui qui, jusque-là, res­tait tran­quille­ment dans son lit. Son explo­ra­tion des objets et son appro­pria­tion, voire l’exigence de leur pos­ses­sion pro­duit sou­vent un effet d’angoisse pour le plus grand qui tient à cer­tains de ces objets comme à la pru­nelle de ses yeux.

La dis­tinc­tion du champ de la jalou­sie du champ de l’invi­dia nous semble ici éclai­rante : « Pour com­prendre ce qu’est l’invi­dia dans sa fonc­tion de regard, il ne faut pas la confondre avec la jalou­sie[3]» : si la jalou­sie se joue avec le rival qu’est le frère, l’envie a à voir avec la chose. L’envie ne concerne pas l’objet du besoin, mais l’objet qui n’est d’aucun usage, « dont il ne soup­çonne même pas la véri­table nature[4]». Puis, plus loin, Lacan pré­cise : « C’est la com­plé­tude qui est visée dans l’envie, non que le sujet veuille se ras­sa­sier. Mais il pâlit devant l’objet a, que l’autre pos­sède et en assume la com­plé­tude. Cette image de com­plé­tude de l’autre, c’est ce qu’il décrit comme poi­son de l’envie. Le par­te­naire n’est plus l’Autre, mais l’objet a[5]».

La dis­tinc­tion située par Lacan rejoint celle éta­blie entre phal­lus et objet a : il y a en effet la riva­li­té jalouse qui tourne autour du phal­lus et qui porte sur des objets met­tant en jeu cette dimen­sion du plus ou du moins à tra­vers des iden­ti­fi­ca­tions mas­cu­lines et fémi­nines ; et il y a l’envie de celui qui regarde cet autre rival qui jouit d’un objet a, et qui consti­tue la racine de la haine à son endroit.

Si l’exaspération paren­tale peut être située sur fond d’impuissance par la croyance à l’imaginaire du fan­tasme qui recouvre la perte de l’objet, le ter­rible sur­git, pour un enfant, sur fond d’un impos­sible à dire et qui le prend au corps.

 

 

 

[1] « Ce terme de lathouse a été inven­té par Lacan pour dési­gner les objets de consom­ma­tion[3], ces objets a en toc, dont le foi­son­ne­ment est fait pour cau­ser notre désir et bluf­fer notre jouis­sance ». Caroline Leduc, « Enfants du numé­rique ? », Hebdo-Blog, n°100, 26 mars 2017.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse (1962–63), Paris, Seuil, 2004, p.107.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre concepts fon­da­men­taux de la psy­cha­na­lyse » (1963–64), Paris, Seuil, 1973, p. 105.

[4] Ibid.

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre concepts fon­da­men­taux de la psy­cha­na­lyse (1963–64), op. cit., p.105 (11 mars 64).

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