Une enfant, « terrible » en classe et en famille, énonce au cours de sa cure : « Pourquoi c’est toujours aux mères qu’on pose des questions, jamais aux pères, c’est bizarre ?! ». Une adolescente à propos de son père violent : « Mon père, il arrive à me faire changer d’avis, je ne sais pas pourquoi… Il est tellement persuadé de ce qu’il nous répète, que j’arrive à le croire, c’est impossible de lui dire le contraire, c’est maladif ! ». Un jeune homme, à l’orée de sa majorité, diagnostiqué TDAH et HPI pendant son enfance, repère sous transfert que son symptôme, cette agitation insupportable en classe qui lui a valu une prescription de Ritaline, a démarré au moment « terrible pour lui » du divorce de ses parents.
La famille est toujours bien vivante et prend mille et une formes de nos jours. Mille et une formes soit, mille et un discours. En effet, au-delà des fonctions de père ou de mère, Lacan place le discours. Le discours qui véhicule des signifiants maîtres, la façon dont les parents transmettent le savoir, le discours traversé par la jouissance, le discours avec des mots qui marquent, qui frappent, qui assignent. « Il faut que le signifiant se monte en discours pour que des êtres fassent leur apparition à la surface du réel, quitte à éclater comme des bulles de savon[1]». À partir de là, nous pouvons avancer que ce qui fait « trait d’union », ce qui fait lien, dépasse les sujets. Sans discours qui préexiste, pas de sujet parlant. Daniel Roy souligne ce point dans son texte d’orientation : « Le réel de la jouissance vient ainsi “s’imprimer” par en-dessous sur la trame du discours et donner une nouvelle perspective pour le symptôme, celle d’un réel irréductible entre parents et enfants qui les lie et qui les sépare, “à un point de “on ne parle pas de ça”” présent dans chaque famille. [2]».
Dans l’expérience analytique, le sujet approche ce réel par le langage et la parole, par un savoir insu. Il ne s’agit pas de « bien connaître » son père, sa mère, ou son enfant pour en tirer un savoir qui ouvrira « un espace de séparation », selon la formule de D. Roy. La connaissance objective le sujet comme l’illustre l’expression : « Je te connais comme si je t’avais fait ». Au contraire, dans les discours se loge un « savoir des familles [3]» que le clinicien orienté par la psychanalyse lacanienne saisit et retourne à l’enfant ou au parent pris dans la jouissance, voire un réel. Cette dimension du savoir sur l’Autre, tissée à partir des signifiants, des énoncés et des affects, est mise en évidence de façon percutante par Francesca Biagi-Chai : « Ce qui ne se saisit pas n’est pas hors-norme. C’est, disons, une Autre mesure de la norme. L’authentifier, c’est lui permettre d’entrer dans un discours. De ce point de vue, la psychanalyse est antiségrégatrive ; reconnaître la différence, savoir y faire avec cette différence peut modifier le destin d’un sujet[4]».
Faire la place aux signifiants est bien l’inverse des protocoles thérapeutiques et des conseils éducatifs. « La psychanalyse enseigne les vertus de l’impuissance : elle, au moins, respecte le réel. Leçon de sagesse pour une époque, la nôtre, qui voit la bureaucratie, au bras de la science, rêver de changer l’homme dans ce qu’il a de plus profond[5]».
Ainsi, pour les petits sujets, comme pour les grands, la finesse de la clinique orientée par l’enseignement de Lacan permet d’opérer des séparations des discours et des énoncés de l’Autre.
[1] Miller J.-A., « L’Un est lettre », La Cause du désir, no107, mars 2021, p. 18.
[2] Roy D., op. cit.
[3] Cf. Biagi-Chai F., « Le savoir des familles ou le savoir dans les familles », La famille et ses embrouilles, éditions Pleins feux, décembre 2009.
[4] Ibid., p. 41.
[5] Miller J.-A., argument au texte « Je parle au murs » de J. Lacan, publié dans la collection « Comment faire pour enseigner », Paris, Seuil, 2011.