L’enfant, terrible, fait des caprices, il exige, il crie, il tape. Représentant la raison et le monde, les parents essayent de le convaincre de se plier aux règles, lui expliquent leur sens, insistent sur le fait que c’est pour son bien. Mais ces explications obtiennent rarement l’effet escompté. L’enfant, lui, hurle plus fort. Alors qu’ils commencent par s’expliquer, les parents terminent par s’exaspérer : « Ce n’est pas toi qui décides ! » Le recul de la fonction paternelle avec sa teneur symbolique semble avoir rebattu l’éducation sur l’axe imaginaire : c’est le plus fort qui imposera sa volonté.
Rien lui imposer
Qu’est-ce qui met si en difficulté le parent bienveillant de notre époque ?
Par les explications qu’il donne à l’enfant, le parent compte obtenir l’adhésion aux règles qu’il doit imposer. Mais justement le seul fait qu’il s’en justifie semble révéler son propre malaise avec le rôle qui lui revient. En définitive qu’est-ce qui l’autoriserait à intervenir sur la jouissance d’autrui ? Au nom de quoi imposerait-on à l’enfant nos idées, nos désirs ? L’éducation contemporaine ne veillerait-elle pas plutôt à ce que l’enfant devienne lui-même, libre des déterminations et de la domination de l’Autre ?
Dans la promotion contemporaine de l’ego, l’« affirmation de soi » est encouragée. Le petit qui n’a rien cédé de son narcissisme, His majesty the baby évoqué par Freud, fascine. Loin de l’idée selon laquelle le sujet n’est pas constituant, mais constitué à partir de la chaîne signifiante[1], aujourd’hui, on attend des enfants qu’ils soient d’emblée eux-mêmes et que, sans prendre appui sur l’Autre, ils prennent à leur charge leurs déterminations. Toute entremise de l’Autre est suspecte. Voulant épargner aux enfants l’arbitraire de l’Autre, nous voulons leur laisser le choix de leurs marques et de leur identité.
Comme réponse à cette position, nous voyons apparaître l’enfant terrible, livré à une exigence capricieuse dont il n’est pas sûr qu’elle soit la sienne.
Grains de sable
Mais, en définitive, est-ce que l’organisme humain peut se régler tout seul, sans l’Autre ? Ce n’est pas l’avis de la psychanalyse. Au contraire.
Pour élucider cette question, Lacan se réfère à un article du psychanalyste Otto Isakower, On the exceptional position of the auditory sphere, dont il fait par ailleurs l’éloge. O. Isakower s’intéresse à un crustacé, la daphnie, dont l’organe de l’équilibre nécessite l’incorporation de quelques grains de sable pour compléter sa structure et s’orienter dans son environnement. Selon O. Isakower, ce mécanisme de la daphnie donne la clé pour comprendre, chez les humains, des processus précoces et difficiles à représenter, notamment celui de l’identification primaire. Selon cet auteur, autant pour la daphnie que pour l’être humain, une petite portion du monde extérieur doit être incorporée pour la mise en place d’un organe interne qui assure l’orientation de l’individu dans le monde.
Lacan reviendra à plusieurs reprises sur l’article d’O. Isakower pour éclaircir, non pas le mécanisme de l’identification, mais la manière dont s’incorpore cet objet étranger qu’est le surmoi. En effet, pour Lacan, « le surmoi est ce qui nous pose la question de savoir quel est l’ordre d’entrée, d’introduction, d’instance présente, du signifiant qui est indispensable pour que fonctionne un organisme humain[2]».
La voix de la raison, la voix du caprice
Si les raisons données par les parents, aussi claires et rationnelles soient-elles, ne suffisent pas à leur conférer une autorité pour l’enfant, ceci tient aussi au fait que le sens est impuissant à donner assise à une parole. « Dans l’enchaînement des causes et des effets, et des bonnes raisons qui produisent des conséquences, il y a un trou. Et, dans ce trou, surgit, apparaît, se manifeste comme sans raison, un objet, un énoncé qui est un objet détaché, et qui mérite d’être qualifié d’objet petit a, le caprice-cause de ce qu’il y a à faire[3]», dit Jacques-Alain Miller.
Peut-on dire que dans la béance entre les « bonnes raisons » et les conséquences se loge une dimension toujours capricieuse du devoir ? Le développement de Kant dans sa Critique de la raison pratique le laisse supposer. Alors qu’il s’efforce de résoudre de manière purement logique le problème de l’action morale, Kant assoie l’autorité ultime de la voix de la raison sur un simple « ainsi je le veux, ainsi je l’ordonne ». La raison pure à laquelle doit se plier l’action morale n’a pas à justifier ses raisons. Elle s’impose à chacun dans son for intime comme une certitude, sans plus d’explication. J.-A. Miller retrouve l’origine de l’expression latine empruntée par Kant, à savoir, sic volo, sic jubeo, dans la sixième des Satires de l’écrivain romain Juvénal. Ce dernier emploie l’expression pour faire référence au pur caprice d’une femme qui s’arroge la position de faire, de sa volonté, loi.
Ainsi, la loi comporte une dimension arbitraire. Pour que la parole des parents ait une portée, il faut quelque chose qui échappe au sens et qui se rapproche bien plus du caprice, du caprice comme objet cause. Un objet donne à la parole son lest.
Pas d’enfance sans surmoi
Ainsi, les bonnes intentions éducatives des parents contemporains sont rattrapées par l’insistance et les paradoxes de ce que Freud a isolé comme l’instance du surmoi. Pas d’accès possible à la position du sujet sans l’incorporation d’un Tu dois, racine de la parole et noyau du surmoi. « Le surmoi […] est la parole même, le commandement de la loi, pour autant qu’il n’en reste plus que la racine. La loi se réduit toute entière à quelque chose qu’on ne peut même pas exprimer, comme le Tu dois, qui est une parole privée de tout sens[4]».
Aussi libre ou positive soit l’éducation qu’on lui donne, l’enfant ne pourra pas échapper au dominateur sadique qu’est le surmoi. Mieux vaut lui fournir quelques marques d’un désir non anonyme pour que, de la loi du langage, il accède à une version plus humanisée.
[1] Cf. Miller J.-A., « Lacan et la voix », Quarto, no 54, Bruxelles, École de la cause freudienne, juin 1994, p. 33.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre iii, Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 214.
[3] Miller J.-A., « Théorie du caprice », Quarto, no 71, Bruxelles, École de la cause freudienne, août 2000, p. 10–11.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre i, Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, coll. Points, p. 165.