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Zappeur JIE7

Rivalités fraternelles, jalousie dans les familles

Zappeur n° 26
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La riva­li­té jalouse prend des formes mul­tiples dans les familles. Elle oppose frères et sœurs, enfants, parents et beaux-parents… Revêtant à l’occasion des dimen­sions ter­ribles dans ses mani­fes­ta­tions, elle peut exas­pé­rer. C’est ce qui conduit cer­tains parents à venir consul­ter pour leur enfant lorsque la riva­li­té fra­ter­nelle devient insup­por­table. Lacan s’est très tôt inté­res­sé à la ques­tion de la jalou­sie et il y est reve­nu à plu­sieurs reprises tout au long de son ensei­gne­ment. Reprenant l’observation de saint Augustin, Lacan consi­dère la jalou­sie nor­male, comme consti­tu­tive du sujet et de l’Autre : « J’ai vu de mes yeux, dit saint Augustin, et bien obser­vé un tout-petit en proie à la jalou­sie : il ne par­lait pas encore et il ne pou­vait sans pâlir arrê­ter son regard au spec­tacle amer de son frère de lait (Confessions, I, VII) »[1].

Dès son texte sur les com­plexes fami­liaux[2] en 1938, Lacan s’intéresse au com­plexe d’intrusion lorsque le sujet « voit un ou plu­sieurs de ses sem­blables par­ti­ci­per avec lui à la rela­tion domes­tique, autre­ment dit, lorsqu’il se recon­naît des frères »[3]. Il pré­cise que le sujet qui regarde peut ne pas être dans une concur­rence vitale à l’égard du nour­ris­sage, mais il s’identifie à l’état du frère, non sevré, qui devient l’objet de la vio­lence. Lacan en conclut que « Le moi se consti­tue en même temps que l’autrui dans le drame de la jalou­sie ».[4]

Lacan repren­dra cette ques­tion dans deux autres de ses Écrits[5], « Propos sur la cau­sa­li­té psy­chique » en 1946 et « L’agressivité en psy­cha­na­lyse » en 1948, tou­jours à par­tir de l’observation de saint Augustin. Il y déplie une agres­si­vi­té qui se déploie dans le registre ima­gi­naire, met­tant en jeu le rap­port nar­cis­sique au sem­blable et la mécon­nais­sance propre au moi. Mais c’est dans le texte « Le stade du miroir comme for­ma­teur de la fonc­tion du Je » en 1949, qui est une reprise de son inter­ven­tion au Congrès de Marienbad en 1936, que Lacan entre vrai­ment dans une approche psy­cha­na­ly­tique en dis­tin­guant le moi et le sujet. La jalou­sie intro­duit la dimen­sion du désir de l’Autre.

Dans la leçon du 5 mai 1954 du Séminaire I[6], Lacan revient sur la mécon­nais­sance du moi en tant qu’il est dans une cer­taine dépen­dance à l’autre. Il fait à nou­veau réfé­rence à l’observation de saint Augustin à pro­pos de la jalou­sie abso­lu­ment « rava­geante » du petit enfant devant le spec­tacle de son sem­blable « appen­du au sein de sa mère, c’est-à-dire à l’objet du désir[7]». Le sujet entre dans la « fonc­tion ima­gi­naire » et son désir se pro­jette au-dehors, ren­dant impos­sible toute coexis­tence humaine qui s’épuise « dans le sou­hait indé­fi­ni de la des­truc­tion de l’autre comme tel [8]». Lacan y fait l’observation d’une petite fille « qui n’a rien de spé­cia­le­ment féroce, « qui s’at­ta­chait très tran­quille­ment, (…) à appli­quer une pierre de bonne taille sur le crâne d’un petit cama­rade voi­sin, qui était celui autour duquel elle fai­sait ses pre­mières iden­ti­fi­ca­tions (…). Elle n’éprouvait aucun sen­ti­ment de culpa­bi­li­té – Moi cas­ser tête Francis. Elle le for­mu­lait avec assu­rance et tran­quilli­té. Je ne lui pro­mets pas pour autant un ave­nir de cri­mi­nelle. Elle mani­fes­tait seule­ment la struc­ture la plus fon­da­men­tale de l’être humain sur le plan ima­gi­naire – détruire celui qui est le siège de l’aliénation[9]. »

C’est ce que Lacan désigne du terme de « connais­sance para­noïaque[10]» dans le Séminaire III et qui « vise les affi­ni­tés para­noïaques de toute connais­sance d’objet en tant que tel ». Il le pré­cise dans sa leçon du 30 novembre 1955 : « La connais­sance dite para­noïaque est une connais­sance ins­tau­rée dans la riva­li­té de la jalou­sie, au cours de cette iden­ti­fi­ca­tion pre­mière que j’ai essayé de défi­nir à par­tir du stade du miroir. […] Mais le carac­tère agres­sif de la concur­rence pri­mi­tive laisse sa marque dans toute espèce de dis­cours sur le petit autre, sur l’Autre en tant que tiers, sur l’objet.[11]» La pos­si­bi­li­té d’annuler l’autre ou d’être annu­lé par l’autre me semble alors essen­tielle à sai­sir au regard des dis­cours de bien­veillance dont on nous berce les oreilles aujourd’hui.

Lacan qua­li­fie le rival « au niveau ima­gi­naire comme un obs­tacle radi­cal », quelque chose de « véri­ta­ble­ment tuant pour le sujet[12]». Mais toute l’ambigüité dans le rap­port du sujet à l’image de l’autre réside dans le fait que la riva­li­té va avec l’identification à l’autre. C’est ce qui condui­ra à la bas­cule dans le fan­tasme où le sujet vient à la place qui était celle du rival, et le mes­sage lui par­vient alors avec un sens oppo­sé. Le fan­tasme qu’il écrit $◊a arti­cule l’image signi­fi­ca­tive au sujet sym­bo­lique, per­met­tant toutes les per­mu­ta­tions possibles.

Dans son Séminaire VI[13], Lacan va s’attacher à par­tir de saint Augustin à appré­hen­der l’objet par l’expérience de la pri­va­tion. Il donne alors une por­tée géné­rale à l’observation qu’il tra­duit à nou­veau : « J’ai vu de mes yeux et bien connu un tout petit en proie à la jalou­sie : il ne par­lait pas encore et déjà il contem­plait, pâle, d’un regard amer son frère de lait ». Cette expé­rience, nous dit Lacan est le « rap­port du sujet à sa propre image, à son sem­blable, mais pour autant que ce sem­blable, le sujet le voit dans un cer­tain rap­port avec la mère. » Au moment où l’autre pos­sède le sein mater­nel, le sujet prend conscience de l’objet dési­ré en même temps qu’il s’en éprouve pri­vé. L’expérience pas­sion­nelle de l’enfant s’écrit i(a)/$ où « l’image de l’autre se sub­sti­tue au sujet, en tant qu’il est pris dans sa pas­sion anéan­tis­sante, qui est en l’occasion pas­sion jalouse ». C’est par là que l’enfant entre dans l’activité sym­bo­lique et devient un être par­lant dans un cer­tain rap­port à l’objet sym­bo­lique, qui peut être pré­sent ou absent et entrer dans une chaîne de substitutions.

Avec l’introduction du réel, Lacan don­ne­ra une autre valeur à la jalou­sie dès le Séminaire VII, où il arti­cule le terme alle­mand de Lebensleid, soit cette « jalou­sie qui naît dans un sujet dans son rap­port à un autre, pour autant que cet autre est tenu pour par­ti­ci­per d’une cer­taine forme de jouis­sance, de sur­abon­dance vitale, per­çue par le sujet comme ce qu’il ne peut lui-même appré­hen­der par la voie d’aucun mou­ve­ment affec­tif, même le plus élé­men­taire[14]», ouvrant une autre concep­tion de la jouis­sance comme impossible.

Lorsque Lacan repren­dra l’observation dans le Séminaire XI, il pro­po­se­ra de dis­tin­guer l’envie et la jalou­sie. Dans l’observation de saint Augustin, il est ques­tion de l’Invidia. Le terme vient de videre, voir en latin. Le petit enfant regarde son frère pen­du au sein de sa mère, d’un regard amer, pré­cise saint Augustin. Lacan ajoute que celui-ci fait sur lui-même l’ef­fet d’un poi­son. Il ajoute que, « pour com­prendre ce qu’est l’invidia dans sa fonc­tion de regard, il ne faut pas la confondre avec la jalou­sie[15]» : si la jalou­sie se joue avec le rival qu’est le frère, l’envie a à voir avec la chose. L’envie ne concerne pas l’objet du besoin, mais l’objet qui n’est d’aucun usage. Et Lacan ajoute que l’envieux pâlit « devant l’image d’une com­plé­tude qui se referme, et de ceci que le petit a, le a sépa­ré à quoi il se sus­pend, peut être pour un autre la pos­ses­sion dont il se satis­fait[16]». C’est la com­plé­tude qui est visée dans l’envie, non que le sujet veuille se ras­sa­sier. Mais il pâlit devant l’objet a, que l’autre pos­sède et en assume la com­plé­tude. Cette image de com­plé­tude de l’autre, c’est ce qu’il décrit comme poi­son de l’envie. Le par­te­naire n’est plus l’Autre, mais l’objet a.

C’est ain­si que Lacan en vien­dra à la jalouis­sance dans le Séminaire XX, dont jaillit « la haine jalouse », qui s’adresse à l’être, « de celle qui s’imageaillisse du regard chez Saint Augustin qui l’observe, le petit bon­homme. Il est là en tiers », et l’envie le conduit à la haine. La haine est tou­jours haine de la façon dont l’autre jouit. « L’enfant regar­dé lui l’a, le a » et Lacan pose alors la ques­tion : « Est-ce qu’avoir le a, c’est l’être ? »[17].

[1] Lacan J., « Complexes fami­liaux », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 37.

[2] Ibid., pp. 23–84.

[3] Ibid., pp. 36–37.

[4] Ibid., p.43.

[5] Lacan J., Écrits, Paris, Seuil, 1966.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les écrits tech­niques de Freud, Paris, Seuil, 1975.

[7] Ibid., p. 193.

[8] Op. cit.

[9] Ibid., ou op. cit., p. 194.

[10 Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les psy­choses, Paris, Seuil, 1981, pp. 49–5&.

[11Ibid., p. 50.

[12] Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les for­ma­tions de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 247.

[13] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son inter­pré­ta­tion, Paris, La Martinière, 2013, pp. 262–265.

[14] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psy­cha­na­lyse, Paris, Seuil, 1986, p. 278.

[15] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre concepts fon­da­men­taux de la psy­cha­na­lyse, Paris, Seuil, 1973, p. 106.

[16] Op. cit.

[17] Lacan J., Le sémi­naire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 91.

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