L’orientation lacanienne : une boussole nécessaire et subversive.
Quelle drôle d’idée d’avoir accepté d’animer un groupe de parents, moi qui n’aime pas bien ça, le groupe et ses effets de colle imaginaires. Je n’ai aucune compétence en la matière. Pour consentir à penser ce groupe, c’est un souci, une responsabilité éthique et politique de faire exister le singulier au sein du collectif, qui m’anime.
Dans l’institution, un Institut Thérapeutique, Éducatif et Pédagogique (ITEP), l’idée de proposer un groupe dit de parole pour les parents a émergé de la part du psychiatre et de la psychologue du secteur enfant, ils ont tous les deux une formation en systémie. Le Service d’Éducation Spécialisée et de Soins à Domicile (Sessad) a aussi proposé « son » groupe de parole aux parents. La direction de l’institution, poussée par l’Agence Régionale de Santé qui veut que les institutions cochent la case du travail avec les parents, a alors aussi interpellé le secteur pour adolescents dans lequel je travaille. Pas de recul possible, il fallait y être, occuper la place. Les signifiants du maître contemporain de « soutien à la parentalité » et « guidance parentale » sont infiltrés. Ce « oui » au groupe des parents était donc un pari, une « provocation institutionnelle[1]», une offre inédite qui introduit une petite subversion dans la demande du maître, car c’est un « oui » à ce qui n’existe pas : la parentalité, un « oui » à faire conversation avec des parents qui s’exaspèrent de leur enfant, pour faire une place à dire l’impossible qu’il y a à éduquer la jouissance. Instaurer une ambiance propice à la conversation est d’abord passé par le choix de l’invitation non anonyme adressée aux parents de participer à ce groupe. Des éducateurs et éducatrices y ont mis du leur par leur énonciation singulière pour susciter le désir d’en être chez des parents avec qui des liens sont tissés.
Il s’agit pour moi, dans ce dispositif expérimental, de décompléter le savoir des professionnels, de les amoindrir en tant que spécialistes de l’éducation ou du thérapeutique. Je souhaitais opérer une petite entaille à l’universel qui court dans l’institution quand elle nomme « usagers » les enfants qui y trouvent refuge, quand son discours nie le désir en confondant demande et besoin, et forclôt l’énonciation au profit de l’énoncé, ouvrant la voie au règne du cogito contemporain relevé par Jacques-Alain Miller : Je suis ce que je dis[2].
Les éducatrices qui ont souhaité participer à ce groupe ont consenti à occuper une position de non-savoir, à témoigner d’une certaine ignorance pour laisser la place à l’émergence d’un impossible rencontré, indice opaque mais intime de la cause inconsciente de l’exaspération parentale qui s’éprouve et tente de se dire.
Donc, un groupe de parents pour subjectiver ce qui se dit et faire exister le gap entre l’éprouvé de la mère ou du père et le symptôme de l’enfant.
L’enjeu de ce groupe comporte aussi une face transférentielle avec les éducatrices. Par exemple, l’institution et les parents se cognent à un point de réel rencontré avec la présence envahissante du téléphone portable, objet hors-corps et hors-coupure pour ces jeunes adolescents de la modernité aux prises avec l’illimité. Une façon de contrer la pente éducative à répondre fut de proposer aux éducatrices la lecture, ensemble, d’un texte tiré du blog de l’Institut psychanalytique de l’enfant sur le rapport de l’enfant au numérique.
Une jeune professionnelle en service civique était venue avec plusieurs conseils à donner aux parents. Durant notre rencontre autour du texte, elle dit : « ah, mais en fait pas besoin de tout ça, c’est eux qui vont nous dire comment ils font ». Un déplacement s’est opéré pour elle, elle en était ravie. Ce petit travail de lecture fût l’occasion de mettre l’accent sur la question plus que sur la réponse, ce qui résonne avec l’argument : « la parenté comme fait de langage, articulée en tant que question ».
Un point éthique nécessaire, a consisté à réduire l’intention thérapeutique de ce groupe, à décompléter l’idéal thérapeutique de la parole – l’idée que « Parler, ça fait du bien » – pour la libérer du poids de l’idéal normatif. Créer les conditions favorables à l’interprétation à la place de la norme relève d’une opération de coupure qui met en résonance des dits, c’est l’envers de la psychologie qui culpabiliserait les parents.
Il s’agissait de mettre une barre sur le grand Autre institutionnel, réduire au maximum le vouloir institutionnel, pour faire une place à l’énonciation, le temps de trois rencontres, seulement. Faire une offre à des parents de venir passer un moment convivial de conversation, autour d’une boisson chaude, avec d’autres parents, faire lien social.
Faire ex-sister le dire dessous le dit des parents produit un effet de séparation et de subjectivation. Ce groupe des parents est pensé comme un laboratoire et non comme un groupe thérapeutique. Un laboratoire d’énonciations singulières des complexes familiaux. Ce n’est pas un groupe de parole, mais un collectif d’énonciations singulières, un lieu d’accueil pour la culpabilité et pour l’angoisse, un lieu d’adresse pour le malaise dans cette première institution qu’est la famille, un lieu d’adresse pour témoigner d’un réel rencontré : la crise au lieu de la famille.
Un dire qui tourne autour du non-rapport.
« L’enfant le terrible » est un des noms du malaise contemporain dans la famille, devenu crise. Il est l’envers du fameux The Majesty the baby freudien, un envers qui retourne parfois l’idéal déchu en un affect de haine.
La binarité du couple Parents exaspérés – Enfants terribles se ratatine par la subjectivation de la souffrance quand elle vient se dire. Entre les deux, dans le titre de la 7e Journée de l’Institut de l’Enfant, un trait d’union sépare, ce trait est intersection vide de signifiant.
La famille est un lieu par excellence du non-rapport, où chacun est seul avec son corps et sa jouissance et n’a pas de mode d’emploi pour faire avec la jouissance qui ne s’éduque pas.
Viser ce point de séparation, non pas des corps mais du signifiant et de l’objet, est un appui précieux trouvé dans la subversion lacanienne qui déplace la supposée harmonie naturelle qui ne règne pas dans la famille, pour y loger le secret et le malentendu en son fondement.
C’est ainsi que ce « café des parents » met en jeu le semblant de la conversation pour habiller le réel exaspérant et accueillir la façon singulière de chaque parent de parler sa langue de famille.
[1] Miller J.-A., « Le salut par les déchets », Mental, n°24, p. 14.
[2] Thème des 52èmes Journées de l’École de la Cause freudienne.