Dans le discours courant, le devoir de protection de l’enfant est traditionnellement assuré par sa famille. Dans certains cas, ce n’est pas possible. Alors, l’examen de la situation de l’enfant et de ses parents est juridiquement requis. Qu’est-ce que la psychanalyse d’orientation lacanienne peut apporter dans ces situations ? Pour y répondre, les entretiens cliniques de Jacques Lacan avec deux patientes de l’hôpital Sainte Anne, lors de ses célèbres présentations de malades, sont riches d’enseignement.
Mademoiselle B.[1] consulte en psychiatrie car elle se sent énervée avec son fils, mais surtout parce qu’elle « est tombée amoureuse de la sage-femme lors de son accouchement », aimant moins son enfant que la sage-femme. Son fils est né d’une liaison avec un homme qui a ensuite été incarcéré. Elle ne l’a pas vraiment aimé. Mademoiselle B. a fait des études de sténodactylo, elle s’est occupée d’enfants inadaptés dans les hôpitaux psychiatriques. Elle se sent malmenée dans son travail et persécutée. Elle s’est occupée de son fils pendant les deux premières années de sa vie, et se sentait toujours énervée avec lui. Elle a été soutenue par sa sœur et son beau-frère. Puis son fils a été placé chez une nourrice. Cette dernière lui a envoyé une photo de son enfant et propose de lui téléphoner. « Il lui manque peut-être quelque chose ». « Peut-être vous ? », souligne Lacan. « Peut-être », répond-elle. « Maintenant, on s’amuse à lui faire confiance ; je pense que je pourrai le reprendre quand j’aurai une meilleure santé et que je pourrai travailler[2]». Lacan tente de faire un évènement de cette photo de son enfant, dont elle est éloignée, « pour laisser une chance[3]» d’en dire quelque chose. Il « n’en a eu aucun témoignage, aucune réponse qui paraisse l’y rattacher. Ça a été anodin[4]». Au fil de la longue conversation clinique menée avec Mademoiselle B., elle énonce qu’elle se sent « hypnotisée par les mots » ou encore qu’elle « aimerait vivre comme un habit ». Les médecins remarquent qu’elle « met l’accent sur ses possibilités d’identifications variables, aux personnages passant à sa porte[5]». Mademoiselle B. est dans un flottement perpétuel, comme elle l’énonce dans une formule remarquable : « je suis intérimaire de moi-même », un miroir capté par tout et accroché par rien. Lacan précise : Mademoiselle B. « n’a pas la moindre idée du corps qu’elle a à mettre sous cette robe, il n’y a personne pour habiter le vêtement. Il y a un vétement et personne pour s’y glisser. Elle n’a de rapports existants qu’avec des vêtements[6]». « Tout ce qu’elle dit est sans poids. Il n’y a aucune articulation dans ce qu’elle dit[7]». Un médecin de l’auditoire suggère que « son fils pourra la raccrocher ». Lacan n’en est « absolument pas sûr », précisant qu’il préfèrerait « même qu’on ne lui confie pas. Il ne paraît pas que ce soit la chose à recommander[8]». Il s’agirait plutôt de l’accueillir à l’hopital où elle souhaite être « valorisée ».
Madame S. est kinésitherapeute en exercice depuis presque quinze ans. Elle a une fille. Elle a le sentiment de tout avoir échoué, sauf avec son enfant. Elle en a le souci, parle de la manière dont elle s’en occupe, ainsi que de sa garde pendant qu’elle travaille. Elle est hospitalisée car elle a fait deux tentatives de suicide suite au départ de son mari qui la trompait. Elle avait alors le sentiment d’une présence intérieure et de voix. Lacan lui demande si elle s’est sentie à ce moment-là « habitée[9]» ; elle y consent. Elle souhaite se rétablir pour sa fille. Lacan souligne d’abord que « la psychose est plus commune qu’on ne croit[10]», mais estime après s’être longuement entretenu avec Madame S., que la psychose n’a « pas gagné, n’est plus omniprésente[11] » chez la patiente. Elle est stabilisée. La réaction subjective de Madame S. concernant sa fille est encourageante. « C’est quand même des cas où il faut parier[12]», lance Lacan, mais pas sans condition : à condition de continuer à suivre sérieusement cette dame en psychiatrie. Alors, « je fais le pari qu’elle va reprendre ce que j’ai appelé sa routine[13]» c’est-à-dire travailler, s’occuper de sa fille, voir ses amis. Cette routine soutient l’existence de cette femme.
Lors de chaque présentation de malade, Lacan fait ressortir ce qu’elle a d’inclassable, d’unique, sans pour autant méconnaître la répartition et les distinctions de la nosographie psychiatrique dont elle s’approche. Lacan « fait émerger une pratique qui prend en compte […] le parlêtre[14]». Autrement dit, la présentation de malade est la mise en acte de la manière dont la psychanalyse opère. L’entretien clinique vise à interroger et repérer le rapport du sujet au symbolique, à l’imaginaire et au réel, son rapport à la jouissance et à la vie, dans ce qu’il y a de plus intime. Ces différents points donnent des indications aux professionnels sur la manière d’orienter et poursuivre le travail d’accompagnement.
Lacan s’intéresse à des petits détails dans l’échange avec Mademoiselle B., lesquels mettent en lumière son rapport à son fils en particulier, aux autres en général. Il recueille un dire d’importance : celui d’une femme qui dit son empêchement à être mère. Sa parole ne marque pas, son corps ne prend pas consistance, n’est pas habité, elle est « intérimaire d’elle-même ». Dans ce cas, Lacan complexifie la question pour qui voudrait s’empresser de rétablir Mademoiselle B. dans son rôle de mère. En effet, il met en valeur la manière dont ses paroles et ses actes sont aussi imprévisibles qu’instables du fait de son hypnotisme – l’effet de suggestion inhérent à la parole – singulièrement prégnant pour elle.
Avec Madame S., Lacan démontre comment l’acte analytique implique la dimension de la mise et du pari, sans méconnaître les points d’appui et de stabilisation du sujet – ici la routine incluant celle des rendez-vous en psychiatrie.
Pour conclure, la méthode analytique s’appuie sur la construction du cas orienté par le réel et la logique. Elle propose non pas d’évaluer les risques, mais aux professionnels de faire preuve de discernement éclairé dans l’examen de la possibilité de liens entre un enfant et sa mère, dès lors que, comme il le souligne en 1969, « ses soins portent la marque d’un intérêt particularisé, le fût-il par la voie de ses propres manques[15]». Deux présentations de malades, deux femmes psychotiques, et l’analyse qui nous permet de situer comment chacune peut, sur fond de non-rapport, composer avec le signifiant mère.
[1] Ornicar ? Revividus, Présentation de malades, 2021, p. 109–125.
[2] Ibid., p. 112.
[3] Ibid., p. 125.
[4] Ibid., p. 125.
[5] Ibid., p. 124.
[6] Ibid., p. 124.
[7] Ibid., p. 125.
[8] Ibid., p. 125.
[9] Ibid., p. 138.
[10] Ibid., p. 139.
[11] Ibid., p. 141.
[12] Ibid., p. 140.
[13] Ibid., p. 140.
[14] Miller J.-A., « Enseignement de la présentation de malade », Ornicar ?, N° 10, 1977, p. 13 à 24.
[15] Lacan J., « Note sur l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 373.