8e Journée d'Étude

Rêves et fantasmes chez l’enfant

samedi 22 mars 2025

En savoir +S'inscrire
Menu
Zappeur JIE7

La famille : Un état des lieux

image_pdfimage_print

Cet article est initialement paru dans la revue Tresses, « Familles complexes », n°59, juin 2022.

La famille, lieu de nou­velles confi­gu­ra­tions, de chan­ge­ments, d’inventions, fût dans les décen­nies pas­sées le théâtre de crises, mais aus­si de com­bats entre les nos­tal­giques tour­nés vers le pas­sé et les modernes qui défen­daient les trans­for­ma­tions et dénon­çaient les gar­diens d’un ordre fami­lial dépas­sé. La psy­cha­na­lyse s’est par­fois trou­vée au cœur de cette polé­mique, accu­sée par cer­tains de défendre « le dogme pater­nel[1]». De nou­velles nomi­na­tions – familles recom­po­sées, mono­pa­ren­tales – accom­pa­gnaient ces trans­for­ma­tions. Avec l’accès reven­di­qué à une pro­créa­tion choi­sie, un nou­veau terme appa­rais­sait, celui de « paren­ta­li­té », qui allait de pair avec l’idée que c’est désor­mais l’enfant qui fait la famille.

Il n’est pas pos­sible aujourd’hui de par­ler de la famille sans faire réfé­rence aux tra­vaux des psy­cha­na­lystes qui, dans le cadre de l’École de la Cause freu­dienne et du Champ freu­dien, ont éclai­ré les ques­tions sou­le­vées par ces trans­for­ma­tions. Les textes de Jacques-Alain Miller et d’Éric Laurent aux­quels je me réfè­re­rai ici donnent les vec­teurs qui orien­te­ront mon propos.

Comment ne pas remar­quer par ailleurs que les deux textes fon­da­men­taux de Jacques Lacan rela­tifs à la famille font écho à deux moments de crise que celle-ci tra­verse. Dans les « Complexes fami­liaux[2]», Lacan évoque dès 1938 le déclin du père et, dans sa « Note sur l’enfant[3]», écrite en 1969, il sou­ligne l’impasse des mili­tants qui cher­chaient à échap­per à l’ordre fami­lial dans des expé­riences communautaires.

 

La famille moderne complexe 

Le texte des « Complexes fami­liaux » est très ensei­gnant, car Lacan y fait valoir que, contrai­re­ment à ce que l’on pour­rait pen­ser, le groupe réduit que forme la famille dans ces années du début du siècle n’est pas à rap­por­ter à une sim­pli­fi­ca­tion, mais plu­tôt à une contrac­tion de l’institution fami­liale. Et cela ne veut pas dire que sa struc­ture soit deve­nue simple. Bien au contraire, cela indique que, plus le groupe fami­lial est réduit, plus sa struc­ture est com­plexe. Les familles mono­pa­ren­tales illus­trent tout spé­cia­le­ment la struc­ture de la famille moderne com­plexe qu’É. Laurent pro­pose de consi­dé­rer comme « holo­phras­tique », car l’holophrase peut « nous faire aper­ce­voir ce qu’est la conden­sa­tion de fonc­tions com­plexes en un seul élé­ment qui peut avoir l’air simple […]. Là où il n’y a plus de famille, elle sub­siste mal­gré tout ; c’est la famille à un tout seul[4]».

En 1938, Lacan attri­bue les rema­nie­ments de la famille à l’influence du mariage – sans confondre ins­ti­tu­tion de la famille et ins­ti­tu­tion du mariage – il sou­ligne « l’excellence du terme “famille conju­gale”, par lequel Durkheim la désigne[5]». Au fond, ce n’est pas tant le mariage en tant qu’institution qui retient l’intérêt de Lacan, mais bien plu­tôt le conju­go, le fait conju­gal en tant qu’il ren­voie à l’union d’un homme et d’une femme. C‘est d’ailleurs ce terme que Lacan repren­dra dans sa « Note sur l’enfant ». Ceci peut nous conduire à nous inter­ro­ger : lorsque le couple paren­tal est dis­joint du couple conju­gal, quelles sont les inci­dences cli­niques pour l’enfant ?

 

Transmission

Lacan éta­blit la famille comme « une ins­ti­tu­tion[6]», ce qui fait dire à É. Laurent qu’il n’y a pas d’enfant sans ins­ti­tu­tion, il y a la famille ou ce qui vient à la place. Déjà en 1938, Lacan évoque le rôle pré­valent de la famille dans la trans­mis­sion, ce qu’il repren­dra dans sa « Note sur l’enfant ». Ici, il s’agit de la trans­mis­sion de la culture, c’est-à-dire que Lacan sou­ligne le rôle de la famille dans la trans­mis­sion du sym­bo­lique. Plus pré­ci­sé­ment, il défi­nit la famille comme l’institution qui pré­vaut « dans la pre­mière édu­ca­tion, la répres­sion des ins­tincts, l’acquisition de la langue jus­te­ment nom­mée mater­nelle[7]». On peut rap­pro­cher cela de ce que Lacan pré­cise plus tard dans son ensei­gne­ment comme la fonc­tion de « toute for­ma­tion [qui] a pour essence, et non pour acci­dent, de réfré­ner la jouis­sance[8]». La famille a une fonc­tion régu­la­trice sur la jouis­sance qu’elle tem­père, pro­dui­sant par là un effet de cas­tra­tion. En ce qui concerne « l’acquisition de la langue mater­nelle », J.-A. Miller fait valoir l’apport fon­da­men­tal de Lacan : « Le point de départ en est que la langue par­lée par cha­cun est une affaire de famille et que la famille dans l’inconscient est pri­mor­dia­le­ment le lieu où l’on apprend la langue mater­nelle. […] Le lieu de la famille reste lié à la langue que l’on parle, c’est-à-dire que par­ler, par­ler dans une langue, est déjà témoi­gner du lien avec la famille[9]».

Trente ans plus tard, Lacan reprend, comme il l’avait déjà évo­qué dans les « Complexes fami­liaux », le rôle cen­tral de la trans­mis­sion dont il indique le carac­tère irré­duc­tible : « la famille conju­gale […] met en valeur l’irréductible d’une trans­mis­sion[10]». La trans­mis­sion per­met à l’enfant de se consti­tuer comme sujet dans « la rela­tion à un désir qui ne soit pas ano­nyme[11]».

 

La famille résidu

É. Laurent fait valoir que le point de départ de Lacan n’est pas de consa­crer la réus­site, le suc­cès de la famille nucléaire, mais de par­tir de l’échec de toutes les ten­ta­tives d’y échap­per. Sa « Note » com­mence par une réflexion sur l’état actuel de la famille à par­tir de la consta­ta­tion de « l’échec des uto­pies com­mu­nau­taires[12]». C’est au regard de ces échecs que Lacan peut mettre en valeur, non pas la famille comme socle, mais comme fonc­tion de rési­du. Comment com­prendre ce terme de rési­du qui nous fait sai­sir d’une façon très conden­sée la fonc­tion de la famille ? Avec ce terme, Lacan intro­duit la famille comme reste, objet a pro­duit par l’histoire. En effet « par­tout où l’on a cru pou­voir la rem­pla­cer par des sys­tèmes com­mu­nau­taires, cela s’est sol­dé par un échec[13]». Cette famille comme rési­du s’appuie sur les fonc­tions « de la mère : en tant que ses soins portent la marque d’un inté­rêt par­ti­cu­la­ri­sé, le fût-il par la voie de ses propres manques[14]». La voie du manque, ce n’est pas celle de l’idéal, pas de mère idéale, mais une mère qui ouvre la voie au désir par­ti­cu­la­ri­sé pour l’enfant. Et « du père : en tant que son nom est le vec­teur d’une incar­na­tion de la Loi dans le désir[15]». En ce qui concerne le père, c’est aus­si la voie du désir qui per­met que la loi ne soit pas une loi folle, une loi réduite à un idéal. Que le père incarne la loi dans le désir va à l’encontre des uto­pies dont Lacan avait fait valoir les impasses lorsque se pro­dui­sait « un virage uto­pique des idéaux d’une culture ». Le père huma­nise le désir, comme il pour­ra l’évoquer dans son écrit sur Gide. J.-A. Miller à ce pro­pos parle de fonc­tion heu­reuse de la pater­ni­té qui « réa­lise[…] une média­tion entre, d’une part, les exi­gences abs­traites de l’ordre, le désir ano­nyme du dis­cours uni­ver­sel et, d’autre part, ce qui s’ensuit pour l’enfant du par­ti­cu­lier du désir de la mère[16]».

 

Le « famil » et « l’objet a libéré »

Revenons au « rési­du ». É. Laurent rap­proche ce terme de ce que Lacan déve­loppe la même année lors d’une séance du sémi­naire D’un Autre à l’autre. Lacan inter­roge l’idéal de la famille à par­tir du manque dans l’Autre et situe l’enjeu du drame fami­lial dans ce qu’il nomme : « l’objet a en tant que libé­ré[17]». L’enfant peut occu­per cette place d’objet. Il peut deve­nir « l’“objet” de la mère, et […] réa­lise la pré­sence de […] l’objet a dans le fan­tasme[18]». É. Laurent fait valoir que, dans de nom­breux cas, la famille se struc­ture non plus à par­tir de la méta­phore pater­nelle et de la valeur phal­lique de l’enfant, mais à par­tir de la place de l’enfant comme objet a, « dans la façon dont l’enfant est l’objet de jouis­sance de la famille, pas seule­ment de la mère, mais de la famille[19]». On retrouve l’objet a lorsque Lacan intro­duit le néo­lo­gisme de « famil » : « Ce famil […] paraît nous mon­trer […] ce qu’il en est de la fonc­tion méta­pho­rique de la famille[20]». Plus loin, il pour­suit : « le famil n’est-il pas notable à l’horizon du champ de la névrose, – ce quelque chose qui est un Il quelque part, mais dont le Je est véri­ta­ble­ment l’enjeu de ce dont il s’agit dans le drame fami­lial ? C’est l’objet a en tant que libé­ré. […] C’est lui avec lequel il faut, au niveau de la névrose, en finir, pour que la struc­ture se révèle de ce qu’il s’agit de résoudre, à savoir, le signi­fiant de A bar­ré, la struc­ture tout court[21]». Le famil désigne ce qui est au cœur de la névrose, un nouage du Je et du a, que Lacan désigne aus­si comme « le savoir, la jouis­sance et l’objet a[22]». C’est cela que la famille, dans sa fonc­tion de méta­phore, habille. C’est aus­si ce que Lacan appelle le drame fami­lial, c’est-à-dire les signi­fiants fami­liaux arti­cu­lés dans une his­toire. Mais le drame fami­lial peut se refer­mer sur « la place de ce bou­chon que révèle l’objet a “libé­ré” par le signi­fiant de A bar­ré[23]».

 

La bio­gra­phie pre­mière infantile 

Quelques semaines plus tard, lors du sémi­naire, Lacan indique que le res­sort de « la bio­gra­phie […] pre­mière, dite infan­tile [est] dans la façon dont se sont pré­sen­tés les dési­rs chez le père et chez la mère, c’est-à-dire dont ils ont effec­ti­ve­ment offert au sujet le savoir, la jouis­sance et l’objet a[24]». Lacan donne des indi­ca­tions pré­cises sur ce que le psy­cha­na­lyste qui accueille un enfant peut explo­rer, « pas seule­ment l’histoire du sujet, mais le mode de pré­sence sous lequel lui a été pré­sen­té cha­cun de ces trois termes ». Le psy­cha­na­lyste qui reçoit un enfant peut s’orienter sur ces « rela­tions pri­mor­diales », c’est-à-dire le savoir qui s’inscrit dans les chaînes signi­fiantes qu’il isole, l’objet qui est mis en jeu dans le trans­fert, la jouis­sance qui insiste et se répète. Daniel Roy met en valeur, dans la cli­nique avec l’enfant, le « temps logique de la mise en place de la fonc­tion méta­pho­rique de la famille […]et le tact néces­saire pour ne pas y faire obs­tacle, ou trou­ver les solu­tions pour y parer[25]».

Sauver le père ? 

Nous le disions dans les der­nières décen­nies qui ont vu les trans­for­ma­tions dans la famille, la psy­cha­na­lyse a essuyé des cri­tiques, et prin­ci­pa­le­ment le reproche de vou­loir sau­ver le père ou de vou­loir res­tau­rer l’ancien ordre par la solu­tion pater­nelle. Ce fai­sant, les détrac­teurs de la psy­cha­na­lyse igno­raient l’élaboration de Lacan des années soixante-dix. Dans ce contexte, par­mi les nom­breux tra­vaux des psy­cha­na­lystes du Champ freu­dien, j’ai rete­nu deux textes de Serge Cottet publiés à la suite des jour­nées du cere­da sous le titre « Les paris de la famille[26]». Ces textes sont riches d’enseignements pour s’orienter aujourd’hui. S. Cottet y sou­ligne qu’il existe pour l’enfant « une ten­sion entre les pères de sub­sti­tu­tion, beaux-pères, com­pa­gnons, amants d’une part et la fic­tion d’un père dont la jouis­sance fait ques­tion[27]». Mais les enfants ont les res­sources de la voie symp­to­ma­tique. « Comme le Petit Hans, […] ils peuplent le monde de créa­tures mytho­lo­giques, d’animaux féroces, de sor­ciers, de géants, de bêtes fauves qu’ils s’emploient à domes­ti­quer[28]». Les enfants usent « d’une varié­té de stra­té­gies uti­li­sées pour échap­per à une vora­ci­té loca­li­sée en géné­ral dans l’Autre mater­nel, à inven­ter des familles fic­tives où la scène pri­mi­tive vient mettre du sens là où ça man­quait[29]». Cette jour­née a mis en valeur que « le père, pour Lacan, est fina­le­ment un symp­tôme […]. C’est dire la mul­ti­pli­ci­té des signi­fiants qui peuvent opé­rer à sa place : rava­lé à une fonc­tion d’ustensile[30]». Serge Cottet se réfère ici à J.-A. Miller dans sa pré­face aux Noms-du-père : « la mise en ques­tion des limites du com­plexe œdi­pien et du mythe pater­nel n’en conti­nua pas moins de cou­rir à tra­vers sémi­naires et écrits, jusqu’au rava­le­ment du Nom-du-Père au rang de symp­tôme et d’ustensile[31]».

Perspectives

L’Institut psy­cha­na­ly­tique de l’enfant, sous le thème Parents exas­pé­rés – Enfants ter­ribles, ouvre un champ de recherche qui met l’évolution de la famille et les symp­tômes des enfants qui y répondent au cœur des tra­vaux à venir.

  1. Roy[32] bat en brèche les idées reçues en met­tant la crise au fondement-même de la famille post­mo­derne. Là où l’inscription sym­bo­lique de la famille post­mo­derne vacille, nous aurons à explo­rer com­ment cette ins­crip­tion revient à chaque par­lêtre. Nous pour­rons suivre com­ment le pra­ti­cien proche de la posi­tion de l’enfant peut apprendre à connaître la famille, « les rites qui y sont célé­brés, les petits dieux qui y règnent [et peut] rendre à cha­cun la part qui lui revient[33]». Mais nous sommes aus­si invi­tés à explo­rer com­ment ceux qui sont en déli­ca­tesse avec leur famille ou s’estiment « sans famille » trouvent d’autres bri­co­lages en sui­vant la voie du symptôme.

[1] Tort M., Fin du dogme pater­nel, Paris, Aubier, 2005.

[2] Cf. Lacan J., « Les com­plexes fami­liaux dans la for­ma­tion de l’individu », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p.60.

[3] Lacan J., « Note sur l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p.373.

[4] Laurent É., « Institution du fan­tasme, fan­tasmes de l’institution », Les Feuillets du Courtil, no4, p.9.

[5] Lacan J., « Les com­plexes fami­liaux… », op. cit., p.27.

[6] Ibid., p.24.

[7] Lacan J., « Les com­plexes fami­liaux… », op. cit., p.25.

[8] Lacan J., « Allocution sur les psy­choses de l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p.364.

[9] Miller J.-A., « Affaires de famille dans l’inconscient », Lettre Mensuelle, no250, 07/2006, p. 9.

[10] Lacan J., « Note sur l’enfant », op. cit., p.373.

[11] Ibid.

[12] Ibid.

[13] Laurent É., « Le Nom-du-Père entre réa­lisme et nomi­na­lisme », La Cause freu­dienne, no60, p.139.

[14] Lacan J., « Note sur l’enfant », op. cit., p.373.

[15] Ibid.

[16] Jacques-Alain Miller, « L’enfant et l’objet », La petite Girafe no18, p.10.

[17] Lacan J., Le Séminaire, Livre xvi, D’un Autre à l’autre, texte éta­bli par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p.293.

[18] Lacan J., « Note sur l’enfant », op.cit., p.373.

[19] Laurent É, « Les nou­velles ins­crip­tions de la souf­france de l’enfant », La petite Girafe, no24, p.94.

[20] Lacan J., Le Séminaire, Livre xvi, D’un Autre à l’autre, op. cit., p.293.

[21] Ibid.

[22] Ibid., p.332.

[23] Laurent É., « L’Enfant à l’envers des familles », La Cause freu­dienne, no65, p.53.

[24] Lacan J., op. cit., p.332.

[25] Roy D., « La Famille : ses dan­gers, ses res­sources », La petite Girafe, no24, p.57

[26] La jour­née du Centre d’Étude et de Recherche sur l’Enfant dans le Discours Analytique s’est tenue le 10 juin 2006

[27]Cottet S., « Le roman fami­lial des parents », La Cause freu­dienne, no65, p.43.

[28] Cottet S., « Le père écla­té », La petite Girafe, no24, p.50.

[29] Ibid.

[30] Ibid., p.51.

[31] Lacan J., Des Noms-Du-Père, Paris, Seuil, 2005, p.8.

[32] Roy D., « Parents exas­pé­rés, enfants ter­ribles », Argument de la 7è jour­née de l’Institut psy­cha­na­ly­tique de l’enfant, dis­po­nible en ligne.

[33] Ibid.