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Zappeur JIE7

L’insupportable de la classe

Zappeur n° 31
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Ayant assis­té à l’une des réunions du CIEN à Bordeaux, la prin­ci­pale d’un col­lège me télé­pho­nait deux jours après pour me dire qu’elle m’avait vu dans le ciel et sou­hai­tait m’inviter à ren­con­trer les ensei­gnants d’une classe en grande dif­fi­cul­té. Son lap­sus cien/ciel m’ouvrait la voie d’une autre scène pour m’introduire au sein de ce col­lège de Jésuites. Je pro­po­sai d’abord une conver­sa­tion avec les pro­fes­seurs, puis quatre conver­sa­tions avec les élèves durant leur heure de vie de classe.

La visée des conver­sa­tions à plu­sieurs avec des élèves, n’est pas d’écouter chaque sujet, mais d’obtenir que ceux-ci s’entendent par­ler seuls et entre eux.

Je vous pro­pose donc un exemple de cette pra­tique du lan­gage au cours d’une conver­sa­tion dans cette classe de qua­trième du col­lège où nous avions été invi­tés (le CIEN) à inter­ve­nir pour régler un pro­blème de refus sco­laire lié à cer­taines dif­fi­cul­tés ren­dant la vie de la classe insup­por­table. Ces ado­les­cents refu­saient tout et usaient de vio­lences ver­bales à l’égard des pro­fes­seurs. Nous avions alors pro­po­sé quatre conver­sa­tions avec l’ensemble des élèves et une au départ avec les pro­fes­seurs concer­nés, c’est-à-dire les plus exas­pé­rés ! Cette classe regrou­pait tous les élèves de qua­trième pré­sen­tant des pro­blèmes sco­laires ; la prin­ci­pale recon­nais­sait d’ailleurs là son erreur, tout en ne sup­por­tant plus l’impasse des sanctions.

Nous pro­po­sons dans ces conver­sa­tions la créa­tion d’un lieu d’adresse pour ce qui est en souf­france pour cha­cun, met­tant en ten­sion le vivre ensemble au sein du groupe. C’est, de façon para­doxale, quand on n’entend pas ce que l’on dit en pré­sence d’un Autre dans l’espace sin­gu­lier ouvert par ces conver­sa­tions, que quelque chose sur­git. La défaillance d’un sens, voire le hors-sens pro­duit comme effet du signi­fiant, laissent exis­ter un réel qui fait effrac­tion et ren­voie le sujet qui parle à ce qui se révèle à lui par sur­prise. Pour nous, ce hors-sens n’est jus­te­ment pas du tout ce qui va faire dis­pa­raître le réel, mais au contraire, il en ouvre la voie d’accès pour chacun.

Nous avons accor­dé la plus grande atten­tion à ce que cha­cun, épin­glé par ses dif­fi­cul­tés l’ayant conduit dans cette classe « à pro­blèmes », et se vivant vis-à-vis des autres du col­lège comme élève ter­rible, mais sur­tout « mon­gols », puisse prendre point d’ap­pui de son insup­por­table pour réin­ven­ter, grâce à sa prise de parole, sa place dans l’Autre. Cette conver­sa­tion a mon­tré un style qui ne sup­pose plus l’Autre comme lieu du prin­cipe et du pou­voir de la réponse. Le ton est grave sou­vent, mais jamais pathé­tique. C’est un ton que l’on peut situer entre la poé­sie et l’é­tude qui fait ce style de « petites per­sonnes » appli­quées au sérieux et à la peur du ridi­cule. À la fin de notre ren­contre, une élève se deman­da ain­si com­ment la conver­sa­tion avait pu pas­ser de la ques­tion du res­pect et de l’autorité à celle de la sexua­li­té et de la masturbation.

Quel avait été l’événement impré­vi­sible qui avait sur­gi dans la conver­sa­tion et per­mis de sor­tir de la répé­ti­tion du même ? Comment était-on pas­sé du registre de l’idéal à celui de l’objet pul­sion­nel – juste enjeu du pari de la conver­sa­tion ? Un évé­ne­ment écrit nulle part, hors pro­gramme et qui pour­tant est venu inflé­chir la conver­sa­tion. C’est la liber­té de la parole qui est le nom de cette impré­vi­sible nou­veau­té, ce qui est venu échap­per à tout déter­mi­nisme, qui sur­vient sou­dai­ne­ment et par­vient à exis­ter, chez ces ado­les­cents trop pres­sés. C’est Rimbaud et sa poé­sie Vagabonds, dans laquelle il donne la for­mule para­dig­ma­tique de l’adolescent : « moi, pres­sé de trou­ver le lieu et la for­mule[1]», qui guide nos conversations.

C’est par la mise en place d’un lieu et d’un dis­cours par­ti­cu­lier visant à libé­rer la parole, que se mobi­lise la réa­li­té de l’inconscient inhé­rente à la struc­ture du lan­gage. Cette réa­li­té de l’inconscient étant sexuelle, il y a donc dans ce lieu de construc­tion de la vie que peut-être l’école, ain­si offert, une mise en jeu de la pul­sion et du sexuel, qui les pres­sait trop, voire les pous­sait à « la souf­france moderne[2]». Ce que Freud nomme, dans « Les méta­mor­phoses de la puber­té[3]», l’exigence pul­sion­nelle qui agite les ado­les­cents. C’est ce que ces sujets ont révé­lé avec leurs mots en créant leurs for­mules : « ça nous tra­vaille », ont dit les gar­çons, « c’est leur per­tur­ba­tion essen­tielle », ont ajou­té les filles. C’est cette scan­sion sexuelle qui per­mit, dans cette classe, de mettre fin au pro­blème de vio­lence sco­laire à l’égard des pro­fes­seurs. Ainsi, le Witz sai­sis­sant de Jérémy : « Nous vou­lons du phy­sique à la place de la phy­sique ». Ou encore, ce dire de Camille pour carac­té­ri­ser les gar­çons et leur sexua­li­té : « Eux, ils sont direc­te­ment bran­chés sur la chose ». Chacun a pu, dans ce lieu de parole, trou­ver la for­mule de sa sexua­tion. Les gar­çons s’étant ran­gés sous la for­mule « ça nous tra­vaille » sont pas­sés à se mettre au tra­vail. Les filles s’étant ran­gées de l’autre côté, ont iden­ti­fié le lieu de la per­tur­ba­tion du côté des gar­çons, se situant du côté de la belle âme.

Cette iro­nie donne la rai­son d’une alié­na­tion qui carac­té­rise notre époque : la pas­sion du sens. Il y a sa face sombre qui conduit à l’impasse comme ver­sion de l’insupportable pro­duit par le dis­cours dudit sens com­mun. Il y a sa face éclai­rée, là où se dégage la place de ce qui reste irré­duc­tible à un dis­cours, l’insubstituable, ce qui peut faire insup­por­table pour un sujet, voire le conduire à l’errance sco­laire ou au vaga­bon­dage. Ce qui se dit dans ces conver­sa­tions tombe davan­tage sous le coup de l’exception que du phé­no­mène qui, lui, inté­resse les sciences humaines. Le lycée ou le col­lège sont dénon­cés comme ce qui « ne laisse pas sa place à la vie ». Pour Augustin, « la vie, elle se passe dehors, ailleurs que dans les exer­cices ». Au long du texte des conver­sa­tions, la vraie vie est « ailleurs », « ailleurs qu’au lycée » mais cet « à côté du col­lège », c’est aus­si bien la voie de l’insupportable ver­sion : « je reste chez moi et je m’ennuie ». En défi­ni­tive, cet ailleurs n’est pas un autre lieu, une autre socié­té, une autre vie, une autre ville, il est plu­tôt hors toutes réfé­rences concrètes : l’Autre du monde, de la socié­té, de la ville. C’est une place vide, aveugle, qui déli­mite en creux l’Autre de la vie. D’ailleurs Rimbaud l’avait dit : « La vraie vie » n’est pas ailleurs elle « est absente[4]». Lacan isole le rap­port à l’Autre chose comme le fon­de­ment même de la vie des masses, désir d’Autre chose pré­sent dans l’ex­pé­rience sub­jec­tive du temps logique de l’adolescence. L’ennui ou la révolte sont pré­sents dans le texte des conver­sa­tions comme autant d’affects qui témoignent de cette dimen­sion, dont Lacan fait le prin­cipe per­ma­nent des orga­ni­sa­tions col­lec­tives. La vie du sujet n’est pas situable en dehors d’une extrac­tion de jouis­sance, d’où l’appel à l’Autre qui laisse le sujet sépa­ré de sa jouis­sance tou­jours déjà per­due. Ces sujets se disent « sur la défen­sive » : « On est trop près, trop sem­blables ». Appel constant et néces­saire à un point d’altérité. Là est le fil de la conver­sa­tion. Filer le mal­en­ten­du jusqu’à ce que le lien avec l’inconscient appa­raisse et qu’en émerge bien au-delà de l’insupportable, un savoir nou­veau, comme si les sujets eux-mêmes étaient les pro­duits de cette conver­sa­tion inédite dans un tel lieu. Par ce biais l’école peut ne plus reven­di­quer pour elle « le côté impi­toyable de la vie, elle n’a le droit de vou­loir être plus qu’un lieu où l’on joue à la vie[5]», pour reprendre le terme de Freud.

L’école peut alors reven­di­quer la res­pon­sa­bi­li­té d’avoir intro­duit du « jeu de vie », soit du jeu de vie dans la vie de l’esprit, qui n’est pas ailleurs, mais bien là en pré­sence ; elle peut ain­si ne pas oublier que les élèves, aux­quels elle a la charge de trans­mettre un savoir, sont avant tout des êtres vivants et sexués, ayant droit au peu réjouis­sant qui est leur symp­tôme et qu’elle a voca­tion à accom­pa­gner cha­cun dans sa tâche de se faire res­pon­sable de jouis­sance. À cette fin, l’école se doit de prendre appui sur la pré­sence des ensei­gnants sen­sibles à l’insupportable du symp­tôme, qui ont là fonc­tion d’exception et de modèle pour la trans­mis­sion de l’amour du savoir qui met l’insupportable à sa juste place.

[1] Rimbaud A., « Vagabonds », Œuvre-vie, Paris, Édition du cen­te­naire éta­blie par Alain Borer, Arléa, 1991, p. 349.

 

[2] Rimbaud A., « Déserts de l’amour », Œuvre-Vie, op. cit., p. 175.

[3] Freud S., « Les méta­mor­phoses de la puber­té », Trois essais sur la théo­rie de la sexua­li­té, Paris, Gallimard, 1962, p. 123.

[4] Rimbaud A., « Une sai­son en enfer – Délires I – Vierge folle », Œuvre-Vie, op. cit., p. 488.

[5] Lacadée P., « Pour une dis­cus­sion sur le sui­cide », La vraie vie à l’école, Paris, Michèle, 2013.

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