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Zappeur JIE7

Que veut l’enfant terrible ?

Zappeur n° 26
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Partons d’une évi­dence : par défi­ni­tion, l’enfant est ter­rible, car il est aux prises avec des pul­sions qui le taraudent. La pul­sion orale, par exemple, ne se contente pas de sous­traire l’enfant à son rap­port à l’Autre par une satis­fac­tion auto-érotique, dans la mesure où elle est aus­si « can­ni­bale », pous­sant l’enfant à « recher­cher, dès le début, d’autres per­sonnes comme objet sexuel[1]», per­sonnes envers les­quelles s’exercent tour à tour pul­sion orale, pul­sion sadique, voyeu­risme, exhi­bi­tion­nisme[2]. Dans ses inves­ti­ga­tions, la dou­leur que l’enfant inflige aux autres ne fait pas limite pour lui, « la cruau­té est un fac­teur de la com­po­sante sexuelle[3]», une source de jouis­sance. Autrement dit, la dou­leur n’impose pas de borne à l’avidité pul­sion­nelle, bien au contraire.

De plus, la décou­verte de la dif­fé­rence sexuelle fait pas­ser chaque enfant « par de graves luttes inté­rieures (com­plexe de cas­tra­tion). [Ses] efforts en vue de trou­ver un équi­valent au pénis per­du de la femme jouent un grand rôle dans la genèse de per­ver­sions mul­tiples[4]». Dans les affres de cette recherche, il est confron­té à un « pre­mier jouir » qui lui est étran­ger, la jouis­sance phal­lique, « il en a la trouille », ce qui le rend ombra­geux ou violent, d’autant qu’il n’a à sa dis­po­si­tion que des « débris » de lan­gage « grâce à quoi il va faire la coa­les­cence, pour ain­si dire, de cette réa­li­té sexuelle et du lan­gage »[5]. L’impuissance à dire n’a pour relais que des mani­fes­ta­tions cor­po­relles bruyantes qui demandent à être déchiffrées.

À ceux qui croient que l’éducation – rava­lée au rang de diverses moda­li­tés contrai­gnantes et nor­ma­tives – peut venir à bout des exi­gences libi­di­nales de l’enfant, Lacan répond avec Freud qu’en vou­lant les faire taire, elle en accen­tue au contraire le poids : « Freud écrit le Malaise dans la civi­li­sa­tion pour nous dire que tout ce qui est viré de la jouis­sance à l’interdiction va dans le sens d’un ren­for­ce­ment tou­jours crois­sant de l’interdiction. Quiconque s’applique à se sou­mettre à la loi morale voit tou­jours se ren­for­cer les exi­gences tou­jours plus minu­tieuses, plus cruelles, de son sur­moi[6]». À la jouis­sance de l’objet se sub­sti­tue la jouis­sance du sur­moi, un sur­moi féroce qui rend l’enfant insup­por­table, creuse son envie d’obtenir plus de jouis­sance et le plonge dans une confu­sion crois­sante : il s’agite, crie, voci­fère, veut tou­jours autre chose que ce qu’on lui donne, ne veut pas ce que pour­tant il récla­mait (ce n’est jamais ça), il fait des caprices, des colères, ne sait plus ce qu’il dit, ni ce qu’il veut.

Alors, quel appui appor­ter à l’enfant ? Comment s’orienter face à ce débor­de­ment pul­sion­nel, sachant qu’il n’y a ni objet adé­quat à la libi­do, ni solu­tion har­mo­nieuse aux « ori­gines para­doxales du désir[7]» ? Plutôt que de « décom­po­ser jusqu’à la niai­se­rie tout dra­ma­tisme de la vie humaine[8]» en vou­lant faire entrer l’enfant dans un pro­ces­sus de nor­ma­li­sa­tion, il s’agit de lui per­mettre d’exercer sa « pul­sion de savoir[9]» – syn­tagme freu­dien que Lacan tra­duit par une for­mu­la­tion qui s’approche du réel avec bon­heur : « l’avi­di­té curieuse[10]». La psy­cha­na­lyse nous per­met de ne pas perdre de vue le fait que la dimen­sion pul­sion­nelle de l’existence de l’enfant est la source même de son éveil : « L’enfant, écrit Freud, s’attache aux pro­blèmes sexuels avec une inten­si­té impré­vue et l’on peut même dire que ce sont là les pro­blèmes éveillant son intel­li­gence[11]».

Ainsi est-ce une éthique que Freud apporte et non pas « une théo­rie de l’adaptation de la conduite[12]». Et même, insiste-t-il, toute ten­ta­tive d’intimidation de l’enfant « n’est pas sans faire un tort durable à sa pul­sion de savoir[13]». Dès lors, l’enfant se sent « étran­ger aux per­sonnes de son entou­rage, qui jusque-là avaient eu sa pleine confiance[14]», et il se peut alors que « la curio­si­té intel­lec­tuelle par­tage le sort de la sexua­li­té, demeure dès lors inhi­bée, et le libre exer­cice de l’intelligence en est pour la vie entra­vé[15]».

D’ailleurs, ajoute Lacan, tout ce registre édu­ca­tif, « c’est là quelque chose à quoi nous nous réfé­rons d’autant moins que l’articulation de l’analyse s’inscrit dans des termes tout dif­fé­rents – les trau­mas et leur per­sis­tance[16]». L’enfant est dans une recherche effré­née de l’objet pour cal­mer l’angoisse qui en résulte, c’est ce qui fonde le prin­cipe de répé­ti­tion. Et fon­da­men­ta­le­ment, cet objet est « das Ding, en tant qu’Autre abso­lu du sujet, qu’il s’agit de retrou­ver[17]». Si l’enfant, dans son che­mi­ne­ment pour atteindre das Ding, par­vient à appro­cher « ses coor­don­nées de plai­sir[18]», il ne peut pas le trou­ver, car « c’est de sa nature que l’objet est per­du comme tel[19]». Cependant, le sujet, débor­dé par ses pul­sions, veut das Ding comme son bien. Lacan indique com­ment cela se pré­sente sur le plan cli­nique : « Tout le déve­lop­pe­ment de la psy­cha­na­lyse […] confirme [le] carac­tère essen­tiel de la chose mater­nelle, de la mère, en tant qu’elle occupe la place de cette chose, de das Ding. Tout le monde sait que le cor­ré­la­tif en est ce désir de l’inceste qui est la grande trou­vaille de Freud. […] C’est là le désir essen­tiel. […] Freud désigne dans l’interdiction de l’inceste le prin­cipe de la loi pri­mor­diale[20]» arti­cu­lé comme le fon­de­ment de la morale. Ce qui agite l’enfant, n’est-ce pas d’être pris entre ce désir essen­tiel – le désir de l’inceste, qui le fait sor­tir de toutes les limites – et la loi fon­da­men­tale d’interdiction de l’inceste qui pose que le « désir pour la mère ne sau­rait être satis­fait parce qu’il est la fin, le terme, l’abolition de tout le monde de la demande, qui est celui qui struc­ture le plus pro­fon­dé­ment l’inconscient de l’homme[21]». L’enfant est ten­du vers ce qui ne peut s’atteindre, il le mani­feste en met­tant à tout ins­tant ses dires et son corps en jeu, sans pou­voir s’expliquer sur ce qui lui arrive. Cette quête, qui l’affole, ne lui faci­lite pas l’entrée dans le lan­gage par la parole qui consiste à nom­mer les objets au lieu de s’en sai­sir. Faute de trou­ver les mots pour dire son désar­roi et pour nom­mer sa recherche – ce qui entraî­ne­rait iné­luc­ta­ble­ment une perte de jouis­sance –, « [il] fait des symp­tômes[22]» qui exas­pèrent ses parents du fait de leur carac­tère inédu­cable. Le symp­tôme est un réel qui insiste, c’est « quelque chose qui avant tout ne cesse pas de s’écrire du réel[23]» et nul appel aux normes édu­ca­tives ne peut le faire taire. « Le symp­tôme serait le signe et le sub­sti­tut d’une satis­fac­tion pul­sion­nelle qui n’a pas eu lieu[24]» et qui cherche à se faire valoir de façon détournée.

Le symp­tôme dont l’enfant souffre n’est pas tou­jours celui que ses parents ont iden­ti­fié et vient dire quelque chose d’énigmatique pour l’enfant lui-même. Son symp­tôme recèle une part de jouis­sance qui entrave son pro­ces­sus de sub­jec­ti­va­tion, car il tient à cette jouis­sance qu’il a dû refou­ler et dont les signi­fi­ca­tions, dès lors, lui échappent.

La psy­cha­na­lyse est l’offre faite au sujet de cer­ner ce qui fait symp­tôme pour lui, pour s’alléger de la jouis­sance qui l’encombre et obte­nir un gain de savoir sur la part de véri­té qui lui échappe.

C’est dans la ren­contre avec l’analyste que l’enfant peut déchif­frer « ce dont le symp­tôme consiste, à savoir un nœud de signi­fiants[25]» en s’orientant du réel qui per­met de le dénouer en s’appuyant sur les for­ma­tions de l’inconscient qui émergent au cours du pro­ces­sus ana­ly­tique. À par­tir des ques­tions res­tées en impasse, il s’agit de cher­cher une « véri­té libé­ra­trice […] à un point de recel de notre sujet. C’est une véri­té par­ti­cu­lière […] pour autant qu’elle se pré­sente pour cha­cun dans sa spé­ci­fi­ci­té intime, avec un carac­tère de Wunsch impé­rieux. […] Ce Wunsch […] se conserve dans la pro­fon­deur du sujet sous une forme irré­duc­tible[26]». Il s’agit d’en décou­vrir les coor­don­nées grâce à l’investigation psy­cha­na­ly­tique qui per­met de décou­vrir la por­tée sym­bo­lique du symp­tôme ain­si que sa dimen­sion de sub­stance jouis­sante afin que le sujet se les réap­pro­prie et puisse se consti­tuer de façon plus déci­sive dans l’ordre sym­bo­lique et dans l’ordre du vivant. Il peut en résul­ter un sujet qui prend au sérieux son rap­port au signi­fiant, lais­sant der­rière lui sa défroque d’enfant terrible.

[1] Freud S., Trois essais sur la théo­rie de la sexua­li­té, Paris, Gallimard, 1962, p. 87.

[2] Ibid., p. 87–88.

[3] Ibid., p. 89.

[4] Ibid., p. 92.

[5] Lacan J., « Conférence à Genève sur le symp­tôme », texte éta­bli par J.-A. Miller, La Cause du désir, n°95, avril 2017, p. 13 & 14.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psy­cha­na­lyse, texte éta­bli par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 208.

[7] Ibid., p. 13.

[8] Lacan J., Discours aux catho­liques, in Le Triomphe de la reli­gion pré­cé­dé de Discours aux catho­liques, Paris, Seuil, 2005, p. 20.

[9] Freud S., Trois essais sur la théo­rie de la sexua­li­té, op. cit., p. 90.

[10] Lacan J., Discours aux catho­liques, op. cit., p. 54.

[11] Freud S., Trois essais sur la théo­rie de la sexua­li­té, op. cit., p. 91.

[12] Lacan J., Discours aux catho­liques, op. cit., p. 52–53.

[13] Freud S., Trois essais sur la théo­rie de la sexua­li­té, op. cit., p. 94.

[14] Ibid.

[15] Freud S., Un sou­ve­nir d’enfance de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, 1980, p. 34.

[16] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psy­cha­na­lyse, op. cit., p. 19.

[17] Ibid., p. 65.

[18] Ibid.

[19] Ibid.

[20] Ibid., p. 82.

[21] Ibid., p. 83.

[22] Ibid., p. 89.

[23] Lacan J., La Troisième, in Lacan J., La Troisième & Miller J.-A., Théorie de lalangue, Paris, Navarin, coll. La Divina, 2021, p. 33.

[24] Freud S., Inhibition, symp­tôme, angoisse, Paris, PUF, 1978, p. 7.

[25] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 516.

[26] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psy­cha­na­lyse, op. cit., p. 32 & 33.