Interpellée par un drôle de signifiant entendu chez certains petits enfants que je rencontre, « Cornebidouille », je me suis intéressée à cet album jeunesse[1] qui connaît un franc succès depuis plusieurs années. Dès l’évocation du personnage ou la réclamation de la lecture du livre, on entend le bidouillage qu’est lalangue et la jouissance à la prononcer : « Cornebidouille ! Cornebidouille ! » Ça sonne, ça chante, et ça parle aux petits parlêtres.
L’histoire s’ouvre sur la phrase suivante « Quand il était petit, Pierre ne voulait pas manger sa soupe et ça faisait des tas d’histoires[2]». Pierre est à table avec sa grand-mère, son grand-père, sa mère et son père. Trois générations installées pour un dîner qui pourrait bien faire consister la fiction idéale d’une harmonie familiale, toute bien ordonnée. Mais c’est sans compter sur la jouissance qui vient autant lier les différents parlêtres d’une même famille que les séparer[3]. Derrière l’injonction éducative bien connue, que chacun des membres de la famille s’évertue à lancer à l’enfant, « Pierre, mange ta soupe ! », s’entend une tentative d’organiser la pulsion orale. Mais, chacun leur tour, les ascendants se heurtent à la même réponse de Pierre : « Nan, j’veux pas ! ». Hiatus entre l’attente des parents et la réponse de l’enfant, « principe organisateur de la famille[4]». Demande d’avaler d’un côté, refus de manger de l’autre.
« Mais avec son père, ça faisait des histoires encore pires qu’avec le reste de la famille. » Un soir, son père, exaspéré, le menace d’une terrible visite : si c’est comme ça, la sorcière Cornebidouille viendra le voir dans sa chambre une nuit, comme elle le fait avec tous les enfants qui ne mangent pas leur soupe, à qui elle fait tellement peur que « non seulement ils mangent leur soupe, mais ils avalent la soupière avec[5]». On lit la part de jouissance dévorante tapie dans l’ombre de cette demande paternelle. C’est qu’il faudrait que Pierre aille jusqu’à dévorer la vaisselle ! Pierre, qui n’est pas tous les enfants, répond : « M’en fiche, j’y crois pas aux sorcières[6]».
En effet, Pierre n’a pas peur de cette sorcière qui débarque la nuit suivante dans sa chambre, et insiste : il faut qu’il mange sa soupe. Il se moque ouvertement d’elle, usant du langage pour la piquer à vif (« vous sentez le gruyère ![7]»). Cornebidouille entre dans une colère folle et dévore tout sur son passage : la couette, les tuiles du toit qu’elle a « crevé » à force de grossir, grossir, grossir. Rien ne l’arrête, elle va jusqu’à manger les nuages. C’est le déchaînement pulsionnel.
C’est quand elle le menace de manger son doudou si lui ne mange pas sa soupe, que Pierre dit « stop » et ruse : il fait croire à Cornebidouille qu’il a caché sa cuiller dans sa chaussette, mais qu’il faudrait quelqu’un de vraiment tout petit pour aller l’y chercher. Cornebidouille rétrécit, rétrécit, rétrécit. Ainsi réduite, Pierre l’enferme dans la chaussette et la jette aux toilettes, retournant se coucher illico presto.
Dans la clinique avec les enfants, ce n’est pas une mise en ordre pulsionnelle, mais une petite réduction de jouissance que l’on cherche à opérer. Quand une famille passe la porte du clap-Passage des tout-petits, elle se trouve dans l’impasse de la fixation d’une jouissance devenue insupportable. Les parents se plaignent de l’enfant qui ne répond pas à leurs attentes, du débordement pulsionnel ingérable qu’ils logent chez l’enfant qui les pousse à bout. Parier sur la rencontre parlée de chacun des sujets composant cette « famille » vise à redistribuer la part de jouissance qu’il y a en jeu pour chacun. Soutenir les trouvailles de l’enfant, c’est préserver « cet interstice, dans cette opposition à[8]» dans laquelle « le sujet trouvera à se faufiler, à se constituer[9]».
[1] Bertrand P. et Bonniol M., Cornebidouille, L’École des loisirs, 2013.
[2] Ibid.
[3] Roy D., texte d’orientation de la 7è Journée de l’Institut psychanalytique de l’Enfant, disponible sur internet.
[4] Ibid.
[5] Bertrand P. et Bonniol M., Cornebidouille, op. cit.
[6] Ibid.
[7] Ibid.
[8] Vanderveken Y., Argument de la 7è Journée de l’Institut psychanalytique de l’Enfant, disponible sur internet.
[9] Ibid.