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Zappeur JIE7

D’un travail possible en institution auprès de jeunes terribles. L’exaspération du désir

Zappeur n° 20
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« On déteste ce qui nous est sem­blable, et nos propres défauts, vus du dehors nous exas­pèrent »[1].

« Ce n’est jamais (…) par l’excès de quelqu’un d’autre que l’on se montre (…) excé­dé. C’est tou­jours parce que cet excès vient coïn­ci­der avec un excès à vous »[2].

 

Exaspérée, je l’étais bien ce jour-là. Rendue quelque peu âpre par des condi­tions maté­rielles de tra­vail qui ne sont pas tou­jours comme on les aime­rait ? Situer là la cause de cette exas­pé­ra­tion équi­vaut au refus de savoir, et barre tout accès à la joie dans ce qui fait notre tra­vail[3].

Ce matin-là, au Centre de Jour de l’institution, à 9 heures, je vois débar­quer en trombe 24 jeunes ; pour 2 inter­ve­nants et 2 toutes nou­velles sta­giaires. Cris puis­sants, rires stri­dents, voix qui hurlent des mots peu ami­caux. Des dis­putes entre des jeunes éclatent rapi­de­ment. Ajoutons que cha­cun des jeunes se bal­lade avec son télé­phone à plein volume : rap, live Tiktok, rock métal. Les locaux du Centre de Jour consistent en deux petites pièces exi­guës et un minus­cule espace cui­sine. Indiquer aux jeunes que « comme ça, ce n’est pas pos­sible » et leur rap­pe­ler la règle qui pré­co­nise l’usage d’écouteurs ne me vaut comme réponse que pro­tes­ta­tions viru­lentes, voire mon­tée du volume. Gardant le calme, je vais vers la cui­sine pré­pa­rer le café et le cho­co­lat qui pour­raient apai­ser l’ambiance. Isolée, esseu­lée dans cette petite enceinte de la cui­sine, le volume sonore de la pièce voi­sine est inte­nable ; je fais cou­ler le café et je me découvre en train de faire le geste d’allumer mon télé­phone pour ouvrir mon Spotify pour mettre ma musique – qui me per­met­trait de me tenir pro­té­gée, sépa­rée, loin de leurs bruits, cris et jouis­sances dis­pa­rates, insup­por­tables. Mon geste ne me passe pas inaper­çu . Je l’interroge, fugi­ti­ve­ment, mais juste le néces­saire pour l’arrêter avant de l’achever : je n’allume donc pas ma musique. Les breu­vages prêts et ser­vis, je me dirige vers une toute petite pièce inuti­li­sée, qui n’est plus inves­tie depuis quelques années. Elle sert de débar­ras, mais ce ramas­sis d’objets hété­ro­clites me la rend char­mante. J’installe une vieille nappe sur la table ronde, choi­sis une belle tasse ancienne, dis­pose papier et crayons gris et j’allume, cette fois, tout dou­ce­ment, ma musique. À la can­to­nade, j’annonce aux jeunes, haut et fort : « J’ouvre la petite pièce à musiques ! ». Je viens de bap­ti­ser cet espace. Je m’y ins­talle, bois le café, des­sine ; j’écoute Chopin. Dans l’encadrement de la porte ne tarde pas à sur­gir la sil­houette de Laura, jeune fille d’habitude bruyante, pro­fé­rant sans cesse cris ou invec­tives et qui ne peut jamais répondre à la moindre de nos demandes car « j’peux pas ! j’suis en live !! » Cette fois, avec cette gri­mace de curio­si­té méfiante qui la carac­té­rise, elle dit : « C’est quoi ta petite boite à musique ? » Heureuse trou­vaille de Laura. Elle s’y ins­talle. À ma sur­prise, elle dit : « Mais tu écoutes quoi ?! C’est ma musique pré­fé­rée ; je l’adore ! » et elle se pré­ci­pite à me mon­trer sur son télé­phone la ver­sion de ce mor­ceau qu’elle écoute. La conver­sa­tion s’installe. « Ah ?! Frédéric ?! comme mon père ! » ; puis elle est acca­blée lorsque Jim, un jeune qui est venu se joindre à nous, lui annonce : « Mais il est mort Chopin ». Laura, de fil en aiguille, me conduit à ses vidéos Tiktok où elle fait des play­backs avec une mimique sur­pre­nante de beau­té. Je découvre une autre facette de Laura. Laura, Jim, Léa, Tom… « Ma » « petite boîte à musique » est rem­plie de jeunes et l’atmosphère est vivante. Laura me demande très timi­de­ment si elle pour­rait essayer de chan­ter. Elle se fait d’une doci­li­té sur­pre­nante à mes indi­ca­tions quant au tra­vail de la voix. Les autres jeunes écoutent atten­tifs et cha­cun trouve à ins­crire sa place dans ce lieu.

Depuis, chaque jour où je tra­vaille au Centre de Jour, « Ma boîte à musique » accueille des jeunes, sans pro­gramme pré­éta­bli. Tom y trouve refuge pour venir dire son désac­cord de devoir se lever tôt pour « venir au Centre de Jour ; c’est nul » ; et il peut déployer ce qui le pré­oc­cupe, comme ce qui l’intéresse. Rémy y trouve abri pour par­ler de la belle robe qu’il porte, cachée, sous ses vête­ments « mas­cu­lins », pour deman­der notre avis quant à la cou­leur de ver­nis qu’il a choi­si pour ses ongles. Elian, ter­ro­ri­sé par la pré­sence des autres jeunes, attend avec impa­tience l’ouverture de la pièce à musiques pour « chan­ter et écrire tous les mots que j’ai là et là », dit-il en se frap­pant la poi­trine et la tête ; ces mots ter­ribles qui l’envahissent. Eva vient pour se maquiller ; Léo vient juste s’asseoir ; et, ain­si de suite. Mais dans cette pièce, ni objets ni per­sonnes ne font une suite. Nous sommes des épars, désas­sor­tis[4], dans des ten­ta­tives plus ou moins déses­pé­rées de rendre vivable l’existence. Chacun trouve à ins­crire sa place dans un dis­cours qui contient désor­mais ce signi­fiant nou­veau « la pièce à musique » / « ta boîte à musique », signi­fiant que j’ai pu offrir dans l’urgence de ce qui a été exas­pé­ré au plus intime de moi-même comme par­lêtre.

Jeunes ter­ribles ?

Il n’y a de ter­rible que cette « place d’où se voci­fère que l’univers est un défaut dans la pure­té du Non-être »[5]. Rester éveillée à l’exaspération du manque qui me concerne m’a per­mis, dans l’urgence et dans un éclair non pré­mé­di­té, de faire place, sous une forme vivante, à la dimen­sion pul­sion­nelle en jeu. Pour cha­cun de ces jeunes, dans un éclair, cette part opaque à cha­cun, a trou­vé à se dire et à se partager.

La « petite pièce à musique » est deve­nue, depuis, une rou­tine pour cha­cun de ces jeunes, une rou­tine qui reste tou­jours vivante et com­mé­more cet éclair dans lequel, dans l’urgence et l’imprévu, cha­cun a pu faire trou­vaille de ce qui lui per­met d’être moins à vif avec l’existence.

Cette petite vignette de mon tra­vail en ins­ti­tu­tion auprès de ces jeunes « ter­ribles » est ma façon de répondre quant à la joie dans ce qui fait notre tra­vail : ne pas recu­ler devant l’exaspération du désir.

 

[1] Proust M., À la recherche du temps per­du, XI « La pri­son­nière », Première par­tie, p.213.

[2] Lacan J., Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psy­cha­na­lyse, Paris, Seuil, p.10.

[3] Cf. Lacan J., « Allocution sur les psy­choses de l’enfant », Autres écrits, Seuil, p.369.

[4] Cf. Lacan J., Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI, Autres écrits, Paris, Seuil, p. 573.

[5] Lacan J., « Subversion du sujet et dia­lec­tique du désir », Écrits, Paris, Seuil, Paris, p.819.