8e Journée d'Étude

Rêves et fantasmes chez l’enfant

samedi 22 mars 2025

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Zappeur JIE7

La guerre des places

Zappeur n° 33
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Jacques-Alain Miller, dans son cours « Le lieu et le lien », nous parle de l’intérêt qu’il y a à dis­tin­guer le lieu de la place. Dans une pers­pec­tive psy­cha­na­ly­tique, l’espace ne se tra­duit pas sous les espèces de l’étendue. C’est une ques­tion plus com­plexe. L’espace, nous dit J.-A. Miller, est abor­dé par Lacan en tant que lieu. Mais, qu’est-ce qu’un lieu ? Un lieu est « ce qui fait sa place à la cohue[1]». Dans un lieu, on a donc à faire à une mul­ti­pli­ci­té d’éléments qui peut, en prin­cipe, coha­bi­ter de façon paci­fique. Quand un lieu est coor­don­né, on peut y trou­ver plu­sieurs élé­ments qui ont cha­cun leur place. La place, par contre, c’est beau­coup moins paci­fique. Tenir une place implique déjà un cer­tain rap­port à l’Autre. Ainsi, quand on parle de place, ce rap­port émerge sous dif­fé­rentes formes : on pour­rait rece­voir une place, en héri­ter, se la dis­pu­ter, la perdre et ain­si de suite. Il me semble que cette dis­tinc­tion nous ouvre un angle très inté­res­sant pour abor­der le thème de la 7ème Journée de l’Institut psy­cha­na­ly­tique de l’enfant.

 

Ce qui peut exaspérer

Une famille qui vient dans ce lieu d’accueil qu’est le CLAP a sou­vent affaire à une guerre de places. Du côté des parents, la nais­sance d’un nouveau-né implique de fac­to une redé­fi­ni­tion des places. Il y a ceux qui sont très atta­chés à leur place et pour qui y renon­cer est insup­por­table ; d’autres se vouent ins­tan­ta­né­ment à leur nou­velle place, jusqu’à la rendre mono­li­thique ; d’autres encore mettent en place toute une série de rema­nie­ments qui finit par avoir comme résul­tat ce qu’on peut lire dans Le Guépard, de Giuseppe Tomasi di Lampedusa : « il faut que tout change pour que rien ne change ».

 

Du côté de l’enfant, ce n’est pas plus simple. Comme nous l’apprend Lacan, l’enfant doit faire avec les signi­fiants qui pré­cé­dent sa venue au monde. Ainsi, un nouveau-né, avant même de pou­voir loger son dire, se trouve d’ores et déjà mis à une place, plus ou moins sup­por­table, selon les cas. Selon la pro­po­si­tion de J.-A. Miller, ce qui carac­té­rise une place, c’est qu’un élé­ment « peut s’y ins­crire[2]». Cet élé­ment, c’est le signifiant.

 

Il me semble que le couple signi­fiant exas­pé­réter­rible est une façon de nom­mer cette guerre des places qui peut être pro­vo­quée par ce réel qu’est la nais­sance d’un enfant. J’entends cette expres­sion dans les deux sens : d’un côté la guerre qu’il peut y avoir concer­nant le rema­nie­ment des places pour les parents et de l’autre l’accrochage qu’il peut y avoir entre la place du parent et celle de l’enfant. Dire qu’un enfant est « ter­rible », c’est loger son propre point d’exaspération dans l’Autre. Comme le dit Valeria Sommer-Dupont dans son argu­ment, « le point d’exaspération d’un parent ne se trouve pas dans l’enfant, dans un exté­rieur objec­tif qui serait décon­nec­té de la propre sub­jec­ti­vi­té du parent. Entre ce qui est dit par l’un et ce qui est enten­du par l’autre, il y a un gap où gît le mal­en­ten­du fon­da­men­tal[3]». Il arrive donc que ce mal­en­ten­du puisse exas­pé­rer les enfants comme les parents. Dans les deux cas, nous avons affaire à une place deve­nue insup­por­table. Comment se sor­tir de là ?

 

Trouver un lieu pour pou­voir chan­ger de place

Être accueilli au CLAP, c’est ren­con­trer un cli­ni­cien qui se place de manière spé­ci­fique dans le dis­cours, à une place vide à par­tir d’où il accueille l’imaginaire du sujet – du côté de l’enfant ou du parent – et opère au-delà, sur le plan du signi­fiant. C’est ain­si qu’une chance peut être don­née à un cer­tain rema­nie­ment des places. C’est la ren­contre avec un enfant qui m’a ensei­gné sur cette rela­tion entre lieu et place.

À 3 ans, il était venu au CLAP, car la place qu’il occu­pait pour sa mère n’était plus tenable. Pourtant, impos­sible pour le petit gar­çon de la lais­ser tom­ber. Sa mère, exas­pé­rée, vint parce que son fils refu­sait de dor­mir tout seul dans sa chambre, empê­chant son som­meil. La nais­sance d’une petite sœur a été l’occasion de lui signi­fier que c’était le moment, pour lui, d’aller dor­mir tout seul dans sa chambre à lui. C’est alors qu’il pro­nonce : « Mais c’est toi qui m’as dit de dor­mir avec toi ! » Sa mère alors, embar­ras­sée, se jus­ti­fie en disant qu’elle l’a fait pour qu’il ne soit pas jaloux de sa sœur, mais que main­te­nant il faut arrê­ter. Cela a des effets sur lui : à l’école, il devient de plus en plus agi­té et il ne suit plus les consignes de la maî­tresse. À ce moment pré­cis, pris dans la dimen­sion ima­gi­naire, l’ap­pui sym­bo­lique ne per­met pas de séparer…

Au tra­vail au CLAP, ce petit gar­çon com­mence à vou­loir cacher quelque chose. Il me dit qu’il veut faire un des­sin tout seul. J’accueille cette pro­po­si­tion et je lui assure que je ne vais pas regar­der. Souriant, il se sai­sit rapi­de­ment de cette offre. Je me lève et, en par­tant, je le pré­viens que je fer­me­rai le rideau pour pro­té­ger son espace. Lors de l’accueil sui­vant, il s’installe à la même table, pour faire encore un des­sin. Cette fois, c’est lui-même qui ferme le rideau der­rière lui, en ajou­tant : « On va dire que c’est le rideau pour maman, ain­si elle ne va pas m’embêter ! » L’enfant accepte main­te­nant de s’endormir dans sa chambre et nous appre­nons qu’à l’école ça se passe beau­coup mieux : il a même fait part à la maî­tresse de ses séances de tra­vail au CLAP, qu’il appelle « le lieu ».

Cette vignette montre qu’un cer­tain rema­nie­ment du lien au signi­fiant est pos­sible par la mise en fonc­tion d’un lieu. Au CLAP, l’enfant a ren­con­tré un S2 (« rideau ») qui a pu répondre à son S1 (« tout seul »). À par­tir de cette ren­contre, il a posé la bar­rière du signi­fiant, qui lui a per­mis de se fabri­quer une nou­velle place, un peu plus à l’abri de la jouis­sance de l’Autre maternel.

 

[1] Miller J.-A., « L’orientation laca­nienne. Le lieu et le lien », ensei­gne­ment pro­non­cé dans le cadre du dépar­te­ment de psy­cha­na­lyse de l’université Paris 8, leçon du 15 novembre 2000, inédit.

[2] Ibid.

[3] Valeria Sommer-Dupont, « Des parents en ques­tion ! », dis­po­nible sur inter­net.